Interview d'Alain Finkielkraut
Interview d'Alain Finkielkraut
par Stéphane Floccari
L'Humanité, 18 mai 2000
Depuis vingt ans, Alain Finkielkraut, professeur et écrivain, ne cesse d’approfondir la question philosophique et politique de la mémoire et celle du rapport entre tradition et modernité. Entre l’impossible oubli et l’injonction de commémorer, il se refuse toujours à choisir. Une voix vient de l’autre rive (1) présente les réflexions d’un conservateur inquiet, qui pratique le ralentissement et l’héritage comme des arts et oppose à la banalisation comme à l’occultation de l’innommable le devoir de fidélité envers les morts. Pour être fidèle sans être faux et rester vigilant sans instrumentaliser l’Histoire, il nous enjoint de tendre l’oreille à la voix qui, depuis le passé, nous parvient. La mémoire n’est pas un moyen, ni un effort contrariant l’ordre du temps, c’est un devoir que les vivants ont à l’égard des morts...
Dans le Juif imaginaire, en 1981, probité bien ordonnée commençant par soi-même, vous vous en preniez à l’univers sioniste de votre jeunesse, à la fois idéale et cocon, et à tous ceux qui, depuis cinquante ans, se comportent comme les héritiers du génocide. Vous n’avez cessé, depuis, de dénoncer les multiples formes d’appropriation du passé, depuis l’amnésie négationniste jusqu’à l’hypermnésie des régimes démocratiques. Mais y a-t-il un " devoir de mémoire " et une mémoire possible de ce dont personne ne peut hériter en son nom ?
Alain Finkielkraut. Dans le Juif imaginaire, je ne m’en prenais pas au sionisme. Le sionisme est au contraire une idéologie que j’ai toujours défendue contre toutes les réductions dont elle pouvait faire l’objet. J’aime cette phrase d’Amos Oz : " Le sionisme n’est pas un prénom, c’est un nom de famille " et j’ai même lutté, quand c’était nécessaire, pour une critique d’Israël qui ne débouche pas sur une remise en cause de son projet originel. Le Juif imaginaire partait de ce paradoxe d’une judéité définie par le malheur, un malheur dont le souvenir, le traumatisme nous protégeaient contre tout antisémitisme. Je me demandais, dès cette époque, comment honorer les morts sans s’approprier leur destin. Je me suis rendu compte, en écrivant La voix qui vient de l’autre rive, que la question était toujours d’actualité et même qu’on n’avait pas besoin d’être juif pour être un juif imaginaire. L’Europe est pleine de juifs imaginaires. Comme en témoigne, par exemple, la forme très théâtrale et très complaisante prise par la " résistance " à Jörg Haider. Je pense cependant que ce n’est pas par l’oubli que l’on doit combattre cette mémoire appropriative mais par un surcroît de clairvoyance. Il fut une époque où l’on devait défendre la mémoire contre l’oubli. Aujourd’hui, plusieurs mémoires se combattent entre elles. La mémoire n’a que des amis. Le problème, c’est que certains de ses amis sont très inquiétants.
Vous évoquez, dans votre livre, l’épisode du voyage de Régis Debray dans les Balkans suivi d’une lettre adressée au président de la République (le Monde du 13 mai 1999). Son intervention, que vous définissez comme " une manière de faire passer aux nations de l’ancienne Yougoslavie le test 39-45 ", avait, selon vous, le mérite de ne pas succomber à " l’ensorcellement de la télévision ", mais se croyait investie du pouvoir de délivrer des certificats d’innocence ou de culpabilité aux peuples...
Alain Finkielkraut. Régis Debray a eu raison de se défier d’une temporalité réduite à l’actualité. Mais il a malheureusement trahi son propre programme. Il est allé au Kosovo pour repérer les profondeurs historiques, les lignes de force inaccessibles à la caméra. Résultat : il a négligé la guerre en Croatie, le siège de Sarajevo et les dix années d’apartheid et de résistance passive des Albanais qui ont précédé l’intervention de l’OTAN. Le seul passé qu’il ait retenu, c’est celui de la Deuxième Guerre mondiale où, dit-il, les Serbes se seraient bien conduits, à la différence de leurs voisins. Autrement dit, il n’oppose au présent perpétuel qu’un passé réduit à la Shoah. Ce qui le conduit à avaliser la fable d’un peuple serbe philosémite et résistant. C’est la preuve aujourd’hui que la mémoire de l’Holocauste est devenue incontournable et donc qu’elle peut être l’objet de tous les détournements. Contre Régis Debray, qui subordonne le droit d’exister des peuples à leur comportement supposé entre 1939 et 1945, je dirai que mémoire oblige et que ce qui s’est passé, en Allemagne d’abord, puis dans toute l’Europe, nous interdit de faire da la souveraineté un absolu (2)...
Dans l’Âge des extrêmes (3), Eric J. Hobsbawm écrit que " le trait saillant du XXe siècle est l’intolérance ". Vous y ajoutez " l’ingratitude " et le " mécontentement ". En quoi l’expérience fondamentale du XXe siècle, désaveu amer des idées fondatrices des Lumières et de l’optimisme de Renan, est-elle la fin du cloisonnement entre la culture et le mal et la découverte ahurissante que l’homme n’est rien ? L’impérialisme humaniste au XIXe siècle, puis le totalitarisme au XXe, chacun à sa manière, ont-ils rendu caduque l’idée d’un progrès humain fondé sur l’usage de la raison ?
Alain Finkielkraut. On ne peut plus être humaniste aujourd’hui comme on l’était jusqu’à Victor Hugo. La culture n’est plus exclusive du mal. La barbarie n’est plus l’autre de la civilisation. Certains tirent argument de cette blessure pour dire que la disparition de la culture humaniste n’a rien de désolant. Mais la culture, c’est autre chose qu’un modèle d’humanité, c’est la prise en charge du monde par la pensée, c’est l’exploration de l’existence, c’est la saisie de la vie dans sa profondeur et ses nuances, et nous devons garder en mémoire l’étrange pari des juifs de Terezin. Dans cette ville fortifiée de Bohême, qui était à la fois un camp de transit et une vitrine pour la Croix-Rouge, l’art occupait une place centrale : il y avait des concerts, des expositions, des soirées poétiques, des représentations théâtrales. Les détenus ont refusé jusqu’au bout la définition nazie de la réalité. Se souvenir de la Shoah, c’est ce souvenir de Terezin et se souvenir de Terezin, ce n’est pas renouer avec l’optimisme des Lumières, c’est continuer à faire place à la culture comme exploration et comme questionnement.
Vous dénoncez le règne du principe de raison suffisante en histoire, plus saturée de sens que jamais selon vous. En quoi René Char et Albert Camus, que vous opposez à un Sartre enivré d’engagement, rendent-ils possible, dans leur " persistante solitude ", l’exercice d’une mémoire qui s’ouvre au mystère de la radicalité du mal sans négliger l’amour du monde ? L’histoire aurait-elle désormais plus besoin de mémoire et de fidélité que d’engagement pour un sens et pour des fins ?
Alain Finkielkraut. En 1942, René Char écrivait : " Je veux n’oublier jamais que l’on m’a conduit à devenir un monstre de justice et d’intolérance. " Or, c’est précisément cela que la mémoire aujourd’hui la plus active, le plus militante, s’empresse d’oublier. Pour Char et pour Camus, la réduction du monde à l’affrontement de deux forces fait partie de l’abomination totalitaire. À l’inverse, nombre d’adeptes actuels de la mémoire projettent dans l’hitlérisme leur nostalgie d’un monde binaire. Si, en effet, tout l’espace du malheur est occupé par le mal, cela redonne vie à la politique conçue de manière radicale comme extirpation du mal. Char nous invite à une autre mémoire. Cela ne veut pas dire que nous n’avons plus besoin de fidélité et d’engagement pour un sens et pour des fins, mais que nous ne devons pas faire de la mémoire le moyen d’oublier le tragique de l’existence.
L’un des enjeux de notre époque n’est-il pas de construire une mémoire qui permette à la fois d’hériter et de s’ouvrir au mouvement incessant de la nouveauté ? Ne faut-il pas, pour cela, se placer délibérément par-delà le clivage traditionnel entre conservatisme et progressisme et repenser les concepts de nouveauté et de progrès à l’ère de la communication et de la " vie.com " ?
Alain Finkielkraut. Les plus grands penseurs politiques du XXe siècle se sont placés par-delà le clivage dont vous parlez entre conservatisme et progressisme. Exemples : Hannah Arendt et George Orwell. Il importe surtout aujourd’hui de prendre acte que nous ne vivons plus dans la perspective d’un temps prometteur. Notre âge n’est pas celui du progrès, mais celui du mouvement pour le mouvement. C’est une mystification que de présenter le mouvement comme le progrès car qui dit progrès, dit libération ; or, le mouvement est notre destin. Les apôtres de la " vie.com ", les camelots du processus nous présentent notre destin comme une libération pour nous brancher tous sur Internet. Ce sont des propagandistes et des menteurs.
(1) Éditions Gallimard, mai 2000, 150 pages, 75 francs.
(2) Régis Debray est l’invité d’Alain Finkielkraut, ce samedi 20 mai à 9 h 15 sur France-Culture, dans le cadre de l’émission Répliques, consacrée au " pouvoir spirituel en France ".
(3) Eric J. Hobsbawm : l’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle. Coédition Complexe - le Monde diplomatique (voir l’Humanité du 26 octobre 1999).