Entre Mel Gibson et Edgar Morin
Entre Mel Gibson et Edgar Morin
Alain Finkielkraut
in L''arche, 555, mai2004.
Les intellectuels font preuve d’un véritable acharnement pétitionnaire. Il y a eu la pétition « contre le mur et pour Genève », véritable réquisitoire antisioniste, qui accomplissait le double prodige de condamner pour racisme la politique du gouvernement israélien et de retourner l’Initiative de Genève contre ses signataires israéliens en réclamant l’application du droit au retour des Palestiniens en Israël.
Il y a eu celle qui protestait contre la « censure » du film d’Eyal Sivan et de Michel Khleifi, Route 181, alors même que ce film - qui, comme l’a écrit Anny Dayan-Rosenman dans une lettre au journal Libération, « nazifie une population entière » - n’a pas été censuré mais programmé une fois au lieu de deux, à l’instar de tous les autres documentaires présentés au Centre Pompidou dans le cadre du Festival du Cinéma du Réel.
Et voici maintenant une troisième pétition, à l’initiative de José Vidal-Beneyto, président de l’Association des amis du Monde Diplomatique. Une véritable Internationale de l’intelligence et du cœur vole au secours d’Edgar Morin et dénonce l’accusation doublement scandaleuse dont il est victime, poursuivi pour diffamation raciale et apologie d’actes de terrorisme. Parmi les signataires : Jean Baudrillard, Régis Debray, Alain Touraine, Pierre Nora, Federico Mayor, Mario Soares et, bien sûr, Pierre Vidal-Naquet, le Lucky Luke de la pétition, le recordman du monde des J’accuse.
J’étais et je reste hostile à ce procès. Dans une telle affaire, on perd à tous les coups. Cet appel en fait foi. La victoire comme la défaite seront interprétées par nos adversaires de la même façon : une nouvelle preuve de l’intolérance, du sectarisme et, n’ayons pas peur des mots, du maccarthysme de la communauté juive.
Et si je parle d’« adversaires », c’est bien parce que les pétitionnaires implacables ne se contentent pas d’exiger de rapatrier dans l’espace du débat l’article de Morin. Ils vont même très au-delà de ce que peut leur dicter l’amitié, sentiment ô combien estimable. Ils reprennent le discours de Morin à leur compte en écrivant : « Les critiques qu’il fait à la politique d’Israël, partagées par un grand nombre d’Européens, sont de nature humaniste. (...) La tentative de faire taire Edgar Morin cherche à mettre fin à toute critique de Sharon et de sa politique. (...) Les accusateurs de Morin croient probablement défendre l’État d’Israël. En fait, ils risquent de relancer l’antisémitisme s’ils identifient complètement la politique actuelle du gouvernement israélien avec l’État d’Israël et avec l’ensemble des Juifs ». Autrement dit, selon les signataires, s’il y a de l’antisémitisme, ce n’est pas la faute des antisémites. C’est la faute des Juifs. Ces intellectuels, qui croient sincèrement être les héritiers des dreyfusards, sont en train de réinventer la question juive.
Deux ans ont passé depuis la publication de l’article d’Edgar Morin, Sami Naïr et Danièle Sallenave. Pour me rafraîchir la mémoire, je l’ai relu et j’ai été, une nouvelle fois, saisi d’épouvante : « Dans les derniers temps de la reconquête de la Cisjordanie, écrivent-ils, Tsahal s’est livrée à des actions de pillages, destructions gratuites, homicides, exécutions où le peuple élu agit comme la race supérieure. On comprend que cette situation dégradante suscite sans cesse de nouveaux résistants, dont de nouvelles bombes humaines ». Il faut replacer cet article, publié le 4 juin 2002, dans son contexte. C’est l’époque de l’opération « Rempart », décidée par le gouvernement israélien en réponse à une vague d’attentats ayant, au mois de mars de la même année, fait plus de cent morts. C’est aussi celle d’un autre événement qu’Edgar Morin persiste à appeler « le massacre de Jénine » alors qu’il sait qu’il ne s’agit pas d’un massacre : 54 morts du côté palestinien, 23 soldats israéliens tués.
Quant à la phrase « Le peuple élu agit comme la race des seigneurs », qu’on ne nous raconte pas d’histoires ; elle ne désigne pas un homme, ni un gouvernement, ni même un État, une politique ou une idéologie. Elle désigne une nation tout à la fois contaminée par la férocité de ses anciens bourreaux et intoxiquée par le privilège métaphysique dont elle se croit investie.
L’horreur de cette formule, c’est qu’elle est réversible. Le peuple élu agit comme la race des seigneurs, qui se prenait elle-même pour le peuple élu. L’idée de supériorité raciale n’est-elle pas dans la Bible ? N’est-elle pas la contribution de l’Ancien testament à l’histoire de l’inhumain ? Voici, en tout cas, l’antinazisme et l’antijudaïsme mobilisés tout ensemble contre Israël.
De surcroît, compter les « bombes humaines » au nombre des « résistants » que suscite la situation faite aux Palestiniens par un peuple méprisant et ayant satisfaction à humilier, n’est-ce pas, littéralement, une apologie des actes de terrorisme ? Pour en décider, nul besoin d’un tribunal, il suffit d’un Petit Robert. L’apologie y est définie comme un « discours visant à défendre ou à justifier une doctrine, une personne, un agissement ».
Il faut aussi citer ce que les auteurs de cet article appellent « l’incroyable paradoxe » : « Les Juifs d’Israël, descendants d’un apartheid nommé ghetto, ghettoïsent les Palestiniens. Les Juifs qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent, persécutent les Palestiniens. Les Juifs qui furent victimes d’un ordre impitoyable imposent leur ordre impitoyable aux Palestiniens. Les Juifs victimes de l’inhumanité montrent une terrible inhumanité. »
Encore une fois, où est Sharon ? Le procédé emphatique de l’anaphore ne nous laisse aucun doute. Il s’agit des Juifs. Les criminels, les coupables, ce sont les Juifs et personne ne s’y trompe. Ce texte provoque la même épouvante, le même effroi chez ceux qui défendent l’Initiative de Genève et chez ceux qui la dénoncent ; car il n’émane pas de fascistes, de brutes au crâne rasé, mais d’humanistes. Aujourd’hui, c’est la religion de l’humanité qui demande des comptes aux Juifs ; ce sont des serviteurs de l’Universel qui nous clouent au pilori.
J’ai souvent en tête une phrase de Baudelaire : « Je m’ennuie en France car tout le monde y ressemble à Voltaire ». Eh bien moi, je dis qu’on ne fera pas que s’ennuyer : on ne pourra même plus vivre, on crèvera en France quand ce pays sera peuplé d’intellectuels, quand tout le monde y ressemblera à Alain Touraine ou Régis Debray. Cette hypothèse n’a rien de farfelu ; car la vérité de notre temps, c’est toujours moins de culture, toujours plus de culturel, toujours moins de vision littéraire du monde, toujours plus de chercheurs en sciences sociales, toujours moins d’art, toujours plus d’artistes, toujours moins de pensée, toujours plus de manipulateurs de symboles.
Ces manipulateurs de symboles et ces artistes se sont illustrés par une autre pétition, beaucoup plus massive celle-là, qui s’élevait « contre l’anti-intellectualisme d’État », « contre la guerre à l’intelligence ». Que faisaient-ils dans cette pétition ? En lieu et place du civisme, c’est-à-dire du partage des soucis, de la responsabilité, ils installaient la gravité vertigineuse de la pensée binaire, du simplisme adolescent. Ce qui nous menace aujourd’hui, nous Juifs, ce n’est pas le côté dégoûtant des Dupont-Lajoie, ce n’est pas le culte de l’élémentaire, de l’instinct, le culte fasciste de la force vitale. C’est le simplisme moral des pétitionnaires déchaînés.
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J’ai vu le film de Mel Gibson, La Passion du Christ, et je suis sorti ébaubi de cet interminable supplice. Dans un article plutôt favorable, publié dans le Figaro Magazine, René Girard, l’auteur Des choses cachées depuis la fondation du monde, a parlé de « réalisme » : « Mel Gibson n’a pas reculé devant l’épreuve décisive. Il a représenté la flagellation et la mise en croix, ces choses épouvantables, comme si on y était. » Selon lui, le cinéaste a fait scandale en filmant la réalité « telle quelle, sans rien y ajouter, sans rien en retrancher ».
Je crois que Girard se trompe. Gibson a dû en rajouter. Il a même dû en faire des tonnes pour nous rendre sensible, à nous, les parvenus d’un monde désenchanté, le scandale de la crucifixion.
Jadis, quand l’évidence de Dieu s’imposait aux hommes, le scandale de la crucifixion c’était le scandale de la mise à mort de Dieu. Or, que nous soyons ou non croyants, Dieu nous a quittés. L’au-delà ne se manifeste plus dans le visible. Le monde humain est dépouillé de toute trace de transcendance. La double nature du Christ peut être objet de foi, mais elle ne s’inscrit pas directement dans la sensibilité contemporaine. Autrement dit, ce qui nous émeut quand nous voyons Jésus mourir sur la croix, c’est l’agonie d’un homme.
Comment faire, dès lors, pour que cette mort soit précisément la mort du Christ, une mort inouïe, une mort au-dessus des autres et non un supplice parmi d’autres ? Pour Mel Gibson, la seule voie qui s’est présentée, ce n’est pas celle du réalisme mais celle de l’hyperréalisme. Non pas ce qui s’est passé, mais deux heures d’atrocités insoutenables.
Nous ne sommes pas seulement des démocrates animés par l’idée de la similitude de tous les êtres humains. Nous ne sommes pas seulement façonnés de telle sorte que nous voyons l’homme dans tout homme, fût-ce le Dieu fait homme. Nous sommes aussi des blasés du mal.
Il nous est particulièrement difficile, au sortir du siècle des camps, d’ériger en scandale absolu le calvaire d’un seul individu. Mel Gibson y parvient en faisant des bourreaux romains de Jésus des nazis rigolards. Ce sont des espèces de SS sadiques qui martyrisent le pauvre corps de Jésus en s’esclaffant. Ces tortionnaires hilares ne se contentent pas de douter du caractère divin du Christ. Leur rire est, en réalité, un déni d’humanité. Ils le traitent comme un Untermensch [sous-homme]. Et c’est précisément ce qui élève La Passion du Christ au rang de ce qui est pour notre sensibilité le crime suprême, à savoir le crime contre l’humanité.
Mais l’hyperréalisme ne touche pas simplement les Romains. Il touche aussi les Juifs. Et si Gibson convoque l’imagerie antinazie pour représenter la soldatesque romaine, c’est à l’imagerie antisémite en vigueur sous les nazis qu’il a recours pour représenter la foule juive en colère. Le ton est donné d’entrée de jeu avec la scène absolument insupportable des deniers de Judas. Ces grands prêtres au nez crochu, au regard torve, jetant au traître un sac de pièces qui tombe ensuite bruyamment sur le carreau du temple : cette image-là semble tout droit sortie du Stürmer.
Certes, la presse française a été sévère à l’égard de ce film. Mais le mal est fait. Beaucoup de gens l’ont vu, et les radio-trottoirs dont j’ai lu quelques comptes rendus font état de réactions plutôt favorables. Surtout, le film fait déjà carrière dans certains pays arabes, et on imagine à quoi doit son succès ce Grand Guignol hollywoodien dans ces pays déjà gavés de propagande. Il tient exclusivement à ce que les Juifs y sont représentés comme une foule de lyncheurs.
La mise en parallèle de l’affaire Morin et du film de Gibson me conduisent à un certain pessimisme. La question pour nous, Juifs, serait-elle de savoir à quelle sauce nous voulons être mangés : la sauce Gibson, épicée mais indigeste, ou la sauce Morin, plus « nouvelle cuisine », beaucoup plus chic, tellement chic que certains Juifs qui dînent en ville sont prêts à la déclarer cashère ?
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Émile Shoufani, le curé de Nazareth, est engagé depuis longtemps dans un dialogue approfondi et un travail éducatif commun avec des collègues juifs d’Israël, mis en péril par la deuxième Intifada. Lors d’un séminaire, en décembre 2000, l’un des professeurs juifs avec lequel il entretient depuis quinze ans des échanges approfondis a fait cette déclaration : « Aujourd’hui je sens que je suis un Juif avant d’être un démocrate. C’est la solidarité avec les miens qui importe avant tout, avant même mes convictions vis-à-vis de la paix et des principes démocratiques. » Avant d’ajouter : « Je me sens juif lorsque j’ai peur. »
Cette peur, Émile Shoufani aurait pu la disqualifier, comme tous les sympathisants français de la cause palestinienne, en lui opposant la puissance de Tsahal. Mais il l’a prise au sérieux. Il a compris que la peur était encore présente et qu’avec elle la Shoah était toujours au cœur de l’existence juive. Il a compris que « les capacités de ses interlocuteurs étaient comme paralysées par une vague de terreur historique qui remontait du fond de leur mémoire » et que « le peuple qui aujourd’hui semble le plus fort est, paradoxalement, de par son expérience séculaire, de plus en plus convaincu qu’il a à craindre pour son existence même et cette conviction, quoi que nous en pensions, est une réalité incontournable ».
Comme le rapporte Jean Mouttapa dans son livre Un Arabe face à Auschwitz (Albin Michel), Émile Shoufani a organisé, il y a un an, un voyage à Auschwitz avec trois cents Israéliens arabes et juifs ainsi que des Français et des Belges de toutes confessions. Qu’a-t-il demandé en échange de ce voyage ? Rien, précisément : « Ce sera purement notre initiative. Je ne suis pas en train de vous proposer un marché à négocier. Je n’exige rien en échange. Ce geste n’aura de sens que si nous, les Arabes, nous ne vous demandons rien d’autre que de nous accompagner et de nous parler de vous, de vous raconter et nous, nous écouterons. »
Pas de marché. Pas de donnant/donnant. Pas d’échange réciproque. Pas de « Toi la Nakba, moi la Shoah » ou vice versa.
Cette initiative unilatérale nous oblige, nous Juifs.
Si j’étais un homme politique israélien, c’est à des gens comme Émile Shoufani ou Sari Nusseibeh, aussi peu représentatifs soient-ils - je ne me fais pas d’illusion - que je demanderais ce qu’ils attendent de moi pour sortir de la guerre. Et je tiendrais le plus grand compte de leurs critiques, aussi dures soient-elles, et de leurs propositions, même les plus exigeantes.