Interview de Alain Finkielkraut
Interview de Alain Finkielkraut
par Elisabeth Lévy
Marianne, 12 au 18 août 2002
Marianne : En Israël, vous avez parlé avec un grand nombre de responsables politiques et intellectuels, notamment à gauche. Avez-vous ressenti ce désarroi du camp progressiste israélien dont on parle, alors que le cycle attentats-suicides et représailles semble devoir se répéter à l’infini ?
Alain Finkielkraut : J’ai eu une longue conversation avec Benny Morris, le chef de file de ces nouveaux historiens qui ont mis à mal la légende dorée du sionisme. Du travail de Morris, il ressort qu’en 1948 de 600.000 à 700.000 Palestiniens se sont enfuis car leur société, en voie de décomposition, n’était pas prête à affronter la guerre, mais aussi parce qu’ils subissaient des actes d’expulsion et d’intimidation de la part des juifs. En 1988, lors de la première intifada, le même Benny Morris a fait de la prison pour avoir refusé de servir dans les Territoires occupés. A Partir de 1992, il a cru à la paix. Tout semblait alors possible : la Jordanie concluait un traité, la Syrie négociait, le bloc communiste s’était effondré, la résolution « honteuse » de l’ONU, selon le mot de Michel Foucault, assimilant sionisme et racisme était abandonnée, Arafat, à sec depuis la guerre du Golfe, adoptait une attitude plus souple. Puis tout s’est écroulé, du fait de l’incapacité des Palestiniens à dire au moins « oui mais » au compromis qui leur était proposé à Camp David. Ce maximalisme, ajoute Benny Morris, fait leur malheur depuis les années 30.
Marianne : Vous allez me reprocher mon « causalisme » - la recherche des causes risquant d’entraîner la justification des conséquences -, mais il faut tout de même se demander pourquoi des Palestiniens se transforment en bombes humaines. Les Israéliens n’auraient-ils aucune responsabilité ?
A.F. : Ne serait-ce qu’en multipliant les implantations, Israël a contribué à pourrir la vie des Palestiniens. Contribué seulement, car les Etats arabes et leurs propres dirigeants qui, malgré les aides, ne se sont jamais souciés de leur assurer une vie décente, ont joué dans cette dégradation un rôle non négligeable. Les candidats au sacrifice meurtrier son donc poussés par le désespoir au moins autant que par l’impatience du paradis ou l’attrait d’une gloire immortelle. Mais, dit Benny Morris, cela ne remet pas en cause l’urgence militaire : un serial killer non plus ne naît pas de rien ; reste qu’il doit être mis hors d’état de nuire. J’ajoute que la condition la plus désolée, l’oppression la plus noire n’avaient jamais conduit aucun malheureux à se pulvériser ainsi pour tuer le plus grand nombre de gens possible, ni sa famille à l’y exhorter pour toucher une forte récompense. Et ce terrorisme n’est pas seulement un dommage, c’est aussi, comme dirait Régis Debray, un message qui fait de tout Israélien, où qu’il vive, un ennemi mortel.
Marianne : Quant à la riposte israélienne, vous ne la jugez pas inadaptée ?
A.F. : Je citerai encore Morris : alors qu’il continue à penser que toute solution doit être fondée sur ce qui avait été proposé à Camp David et à Taba, ma plus grande surprise a été de l’entendre dire que Sharon mène la guerre avec prudence et retenue. Une amie, qui ne rate pas une manifestation de La Paix maintenant, m’a confirmé que, si un travailliste était aujourd’hui au pouvoir il serait sans doute contraint de frapper beaucoup plus fort pour rassurer la société et pour calmer les habitants des implantations.
Marianne : C’est la vieille idée selon laquelle seule la droite peut faire la paix. A voir... N’oublier pas que Sharon s’est opposé à toute perspective de paix : en 1978, à Madrid, à Oslo... Ne fait-il pas partie de ceux qui contestent le principe de la présence palestinienne en Cisjordanie ?
A.F. : Sharon ne conteste absolument pas la présence palestinienne en Cisjordanie. Contre son propre parti, il s’est prononcé pour la création d’un Etat palestinien. Je ne crois pas cependant qu’il veuille la paix à des conditions acceptables pour les Palestiniens modérés, que nous nous devons de soutenir, comme Sari Nusseibeh, le représentant de l’Autorité palestinienne à Jérusalem. Ce que je dis simplement, c’est que Sharon ne fait pas la guerre pour la guerre, et en salivant. Ce dont je doute, c’est qu’il suffirait d’un gentil garçon au pouvoir en Israël pour que le Hamas, le Jihad islamique et les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa deviennent raisonnables. Et ce que je constate, quand je quitte l’Europe angélique, c’est que la lutte contre le terrorisme pourrait être bien plus brutale. Et, d’ailleurs, si tel n’était pas le cas, aurait-on besoin d’accuser Sharon de crimes qu’il n’a pas commis, comme le « massacre » de Jénine ?
Marianne : Il est vrai qu’il n’y a pas eu de massacne à Jénine, c’est prouvé. Mais les soldats israéliens commettent, parfois, des exactions, se livrent, aux barrages, à des humiliations gratuites. Cela ne vous révolte pas ?
A.F. : Le rédacteur en chef de Haaretz (journal le plus critique d’Israël) a commencé, par ces mots, une conférence devant ses confrères européens [voir bulletin N°27 du 10 juin Nd-CID] : « D’abord, une bonne nouvelle : les neuf enfants d’Abou Ali sont vivants et se portent bien - aussi bien que peuvent se porter des enfants parmi les ruines. » Abou Ali, c’est cet habitant de Jénine qui avait annoncé à la presse que tous ses enfants étaient enterrés sous les décombres du camp... Je suis révolté par le mépris palestinien à l’égard de toutes les vérités factuelles, mais me révolte également, et plus intimement, le saccage des immeubles de l’Autorité palestinienne commis par des soldats à la fin de l’opération « Rempart ». Ce vandalisme est glaçant, inexcusable.
Marianne : Quel est, alors, votre point de vue sur la réoccupation de la Cisjordanie ? Seriez-vous, comme certains le pensent en France, un soutien inconditionnel de Sharon ?
A.F. : Les Israéliens ont compris qu’ils ne pouvaient confier leur sécurité à l’Autorité palestinienne. Mais il n’est pas vrai qu’Israël mène une politique de répression indiscriminée. L’armée vise toujours une cible précise, au risque de faire d’autres victimes si cette cible se cache au milieu des civils. Risque qui ne peut en aucun cas devenir la règle, car, lorsque cela arrive, la presse israélienne est unanime à protester, la télévision montre les images de l’horreur et le gouvernement doit reconnaître sa faute. De ce constat au soutien, il y a un fossé que je n’envisagerais de franchir que si Sharon accompagnait l’usage de la force d’une ouverture politique consistante. Or, c’est ce qu’il se refuse à faire. Quand on le pousse dans ses retranchements, il dit qu’il est prêt à des compromis douloureux et qu’il est le seul à pouvoir les faire accepter des Israéliens. Il affirme que les Palestiniens qu’il voit savent de quoi il parle. Mais il évite soigneusement de sortir du flou, soit parce qu’il ne veut pas ouvrir un front avec les habitants des implantations ; soit parce qu’il sait que les concessions qu’il envisage sont beaucoup trop limitées ; soit, pis encore, parce que la perpétuation du cabinet d’union nationale est à ce prix. En attendant, le ministre de la Sécurité intérieure désigne comme un cheval de Troie Sari Nusseibeh, le Palestinien qui demande aux siens de renoncer à l’exigence du droit au retour. « Timeo Palestinos et dona ferentes » (« Je crains les Palestiniens même quand ils apportent des cadeaux ») : cette peur fait peur car elle ferme toutes les issues.
Marianne : Donc, vous admettez que sa politique ne mène nulle part sinon à toujours plus de violence ?
A.F. : Je dirais plutôt que la faiblesse ferait encore monter le niveau de violence, mais que la force ne suffit pas. Il faudrait de la créativité politique et celle-ci manque cruellement, parce que les Israéliens ont rencontré la haine nue au moment même où ils offraient la paix. Une offre peut-être insuffisante, mais un gouvernement de gauche avait été mandaté par la société pour en finir avec le conflit. La majorité des Israéliens savaient que la solution passait par le démantèlement de la plupart des colonies, et même par le partage de Jérusalem. Or, au lieu de la résolution attendue, ils subissent un déferlement inouï de violence. La barrière qu’ils sont en train d’ériger en dit long sur leur état d’esprit. Ce n’est pas une démarche de conquistadors, mais la défense d’assiégés stupéfaits qui cherchent à se protéger de la volonté de répandre « la chair sioniste » sur les trottoirs d’Israël.
Marianne : Mais la poursuite de la colonisation constituait, pour les palestiniens une déclaration de guerre.
A.F. : A la méfiance provoquée en Israël par le maximalisme palestinien répond la méfiance palestinienne devant la colonisation rampante et le grignotage incessant des terres. Que la Judée-Samarie soit, bien plus que Tel-Aviv, le coeur de la patrie historique juive ne devrait pas empêcher sa restitution. Mais la droite a toujours dit qu’il était illusoire de revenir à la ligne verte, car les Palestiniens ne veulent pas de cette frontière : ils ne sont pas résignés à une présence juive qui casse le monde islamique en deux. Or, tous les attentats accréditent cette thèse et renforcent, par conséquent la position des « colons ». Si on démantelait les implantations aujourd’hui, les Palestiniens crieraient victoire et, sur le modèle de ce qui s’est passé au Liban, ils verraient là un encouragement à poursuivre la lutte. Face à la terreur, rien n’est plus négociable et la gauche israélienne se retrouve momentanément réduite à l’impuissance.
Marianne : Cela signifie-t-il que vous reprenez à votre compte la thèse selon laquelle les Palestiniens n’ont jamais voulu la paix ?
A.F. : Arafat a toujours eu deux fers au feu : la négociation et la confrontation. Et, quand est venue l’heure de vérité, il a préféré sa survie politique mais aussi physique au risque de la paix. Il y a, en effet, trois guerres en une : outre celle qui oppose Palestiniens et Israéliens chacune des sociétés vit sous la menace d’une guerre civile, et les Palestiniens plus encore que leurs ennemis, car Arafat n’a pas le monopole de la violence légitime. Comme le dit Shimon Peres, il y a, en Israël, plusieurs voix et un seul fusil ; en Palestine, il y a une seule voix et plusieurs fusils. Le vieux chef sentait ces fusils braqués sur lui, et il ne voulait pas être accusé de trahir l’islam en faisant preuve de souplesse à propos de Jérusalem. De peur de connaître le sort de Sadate, il a choisi d’être le Saladin d’une nouvelle contre-croisade. Alors, peut-être doit-il rester un symbole et garder un rôle cérémoniel si une majorité de Palestiniens continuent de se reconnaître en lui. Mais aucun Israélien n’est disposé à traiter avec ce guérillero pusillanime, ce virtuose du double langage.
Marianne : Mais, enfin, les israéliens n’ont-ils pas une- grande- part de responsabilité dans les échecs d’Oslo et de Camp David ?
A.F. : Dans l’échec d’Oslo, assurément, dans celui de Camp David, non. Même les intellectuels palestiniens refusent d’endosser leur part de responsabilité et dénoncent trois mensonges : la bonne volonté d’Israël à Camp David, la revendication du droit au retour et l’enseignement de la haine qui a persisté depuis Oslo. A Camp David, affirment-ils, ce sont les Israéliens qui ont fait capoter la discussion ; le droit au retour n’avait qu’une portée symbolique et ne menaçait nullement la démographie d’Israël ; quant à la haine, ils disent que c’est la situation qui l’enseigne, non l’école, et ils s’indignent que l’on stigmatise les enfants palestiniens. Bref, les faits inconfortables sont congédiés et, une fois encore, la recherche de coupables extérieurs tient lieu d’esprit d’examen. Le voilà le vrai choc des civilisations : l’Occident vit sous le régime de la critique, et le monde musulman - élites laïques comprises -sous celui de la paranoïa.
Marianne : N’est-ce pas Israël qui, à travers un discours mythique, a nié l’injustice que les Palestiniens ont subie en 1948 ?
A.F. : On a cru un court moment pouvoir sortir de la tragédie par la conscience commune du tragique. Le tragique est la confrontation de deux droits, les deux parties ont raison. La tragédie c’est quand chacune des parties est enfermée dans l’exclusivisme de son propre droit. L’effort d’impartialité des Israéliens aurait dû être accompagné par un effort du même type de l’autre côté. C’est l’inverse qui s’est produit : la démystification de l’histoire sioniste a eu pour effet d’aggraver la mythologie historique des Palestiniens. L’aveu de culpabilité des uns a conforté les autres dans le refus d’assumer leur part d’ombre. Résultat : les Palestiniens se vivent comme les juifs des juifs et les Israéliens, soumis à l’intifada, c’est-à-dire au terrorisme, ont de plus en plus de mal à entendre ce que la revendication palestinienne a de légitime.
Marianne : Revenons sur Camp David. Les israéliens ont-ils, oui ou non, imposé un accord acceptable ? Ont-ils, oui ou non, refusé d’évacuer les implantations ?
A.F. : Demandez à Bill Clinton. Demandez à Madeleine Albright. Demandez à Shlomo ben Ami, l’ex-ministre des Affaires étrangères. Lisez même l’ouvrage du journaliste Charles Enderlin qui montre que la discussion n’a pas capoté sur la question des implantations, mais sur le droit au retour et aussi sur le problème de Jérusalem*. Les négociateurs palestiniens ont affirmé, au nez et à la barbe de leurs interlocuteurs israéliens, médusés, que le Temple juif, n’avait jamais existé et que tout cela n’était qu’une blague. J’ai rencontré, à Jérusalem, Rema Hammami, professeur au Women Studies Institute à l’université de Bir Zeit. Elle m’a dit que Bill Clinton avait menti pour favoriser l’élection de sa femme à New York. Le lobby juif en somme. Tant que les Palestiniens opposeront aux Israéliens non pas un autre discours mais un autre récit, le dialogue sera impossible.
Marianne : Ne craignez-vous pas que la guerre menée par Israël contre le terrorisme soit déjà une guerre contre les Palestiniens ?
A.F. : Le chef des renseignements de l’armée m’a dit qu’Israël doit d’ores et déjà tout faire pour améliorer la situation matérielle catastrophique des Palestiniens. Il a ajouté qu’une fois le terrorisme jugulé ce sera à Israël de se montrer généreux, car, je cite, « le plus fort doit mettre le premier franc sur la table si l’on veut donner une deuxième chance à la paix ». Sans doute, alors, un changement de gouvernement sera-t-il nécessaire. La gauche israélienne est mal en point, mais elle n’est pas morte.
Marianne : Venons-en maintenant à ce qui, pour vous, intellectuel français et juif, constitue le deuxième, et peut-être le premier, front. La question du Proche-Orient a radicalisé les positions et les affrontements en France.
A.F. : La doxa française ne veut plus rien comprendre. Naguère, favoriser le dialogue consistait à mettre face à face Zeev Sternhell et Elias Sanbar, ou Amos Oz et Mahmoud Darwich, c’est-à-dire un Israélien sioniste et un indépendantiste palestinien. Aujourd’hui, de Télérama aux éditions La Fabrique, de la gauche christique à la gauche extrême, le dialogue doit se dérouler entre Michel Warschawski et Edward Said, deux partisans de la dissolution de l’Etat juif dans un Etat binational. Il s’agit de faire se rencontrer le même avec le même, la position palestinienne la plus radicale avec la version israélienne de cette radicalité, une repentance sans limite, une pénitence déchaînée. On veut que la paix se construise sur l’aveu, par le sionisme, de son injustice et même de sa monstruosité. Alors, oui, j’ai du mal avec mon pays.
Marianne : On a le droit de critiquer le sionisme, et même de ne pas être sioniste ? On a surtout le droit d’afficher son désaccord avec la politique israélienne.
A.F. : Mais, pour Télérama, c’est-à-dire pour les dévots du parti du Bien, il n’y a pas d’autre attitude morale que la délégitimation absolue du sionisme. Aussi, dans son récapitulatif estival, ce magazine passe-t-il sous silence les attentats-suicides et ne retient-il que les exactions de l’armée israélienne. Le zèle compatissant censure toutes les images qui pourraient faire prendre en pitié le peuple des monstres. Le Pen sait qu’il a de mauvaises pensées concernant les juifs, les Arabes, les Noirs. Rien, en revanche, ne saurait entamer la bonne conscience de ceux qui combattent aujourd’hui les « racistes juifs » au nom de l’humanité une et fraternelle. Il ne faut pas compter faire honte de la haine qu’ils nourrissent contre nous à ces gens ivres de miséricorde et farcis de mémoire. On me dira que je veux proscrire toute critique d’Israël. C’est faux : juger est un devoir. Je demande seulement qu’on cesse de se faciliter la tâche en réduisant la tragédie à un mélodrame édifiant ou à un roman noir pour bibliothèque rose.
Marianne : Pourquoi le débat est-il impossible ici dès que le sujet israélo-palestinien est en jeu ? Et ne laissez- vous pas cette question prendre trop de place dans votre vie intellectuelle ?
A.F. : J’aimerais tant pouvoir penser à autre chose ! Ce qui m’en empêche, outre l’inquiétude devant les événements là-bas, c’est l’animosité grondante et grandissante que je rencontre ici, ce sont Edgar Morin, Danièle Sallenave et Sami Naïr qui se mettent à trois pour écrire dans le Monde que « le peuple élu agit comme la race supérieure », que « les juifs victimes de l’inhumanité montrent une terrible inhumanité », et qui ne craignent pas, au sortir d’un siècle ravagé par le déchaînement des métaphores médicales, de parler de « cancer israélo-palestinien ». Jamais, depuis le commencement de l’après-guerre, les juifs comme tels n’ont été aussi violemment pris à partie. Jamais ils ne se sont sentis aussi seuls.
* Le Rêve brisé, histoire de l’échec du processus de paix au Proche-Orient 1995-2002, Fayard, 2002.