La mémoire, l'oubli, solitude d'Israël
La mémoire, l'oubli, solitude d'Israël
Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy, Benny Lévy
Grand débat du 14 février 2001
in Cahiers d'études lévinassiennes, n°1 [ISBN : 2864323575]
Ci-dessous l'essentiel du débat public qui s'est tenu le 14 février 2001 entre les trois fondateurs de l'Institut d'Etudes Lévinassiennes, Alain Finkielkraut, Benny Lévy et Bernard-Henri Lévy, autour du thème: "La mémoire, l'oubli, solitude d'Israël". Evénement exceptionnel, le Débat, qui a fait salle comble, a réuni plus de sept cents personnes dans un grand théâtre de Jérusalem. Les trois intervenants ont observé une règle qu'ils s'étaient fixée, selon laquelle chacun d'entre eux a parlé vingt minutes et posé une question sur chacun des exposés des deux autres participants, après quoi le débat s'est ouvert au public pour des questions.
Benny Lévy
Exposé
Au cœur de l’Europe, cœur brisé d’une civilisation, un événement non humain, non relatif, absolu ; son nom propre : Auschwitz. Auschwitz fut pour ma génération, pour ce que je conviendrai d’appeler le Juif moderne, le nom moderne du mal. L’absoluité de l’événement fit conclure : Auschwitz ou l’allégorie du mal absolu. Et si Auschwitz était l’allégorie du mal absolu, alors le Juif visé par Auschwitz était l’allégorie de l’humanité. Voilà ce que ma génération a pensé. Ce mal absolu n’avait pas de précédent, disions-nous, ni avant, ni après, ni passé ni avenir, instant absolu, mais pour qu’il fût tel, il eût fallu qu’il remontât, cet instant absolu, à un passé absolu, l’expression est d’Emmanuel Lévinas, passé d’avant le souvenir qui lui s’efface, sinon l’instant chasse l’instant. Faute de la passée d’un passé absolu, voilà ce qui se passe aujourd’hui. On a crié dans les rues de Paris et de Strasbourg : « Mort aux Juifs » et la moitié de l’humanité au moins, l’arabe ouvertement, et l’européenne en partie mezza-voce, réclame un Nuremberg pour les « crimes israéliens contre l’humanité ». Constat : ça s’est retourné. De ce constat, deux leçons : le Juif moderne s’est trompé sur l’homme et il s’est trompé sur lui-même. L’homme, je veux dire l’occidental, se trompe sur la mémoire et l’oubli, et le Juif s’est trompé sur sa solitude.
La thèse sur l’homme : pour l’homme – l’homme occidental –, il n’y a pas de passé absolu, ou pour le dire autrement, ce qui est en avant de soi – disons le père – est mort. L’homme occidental, comme vous le savez, c’est dans son excellence l’homme grec et le grec, par excellence, c’est Platon. C’est donc avec lui que je vais faire le parcours pour pointer l’erreur. Dans un dialogue superbe, le Phèdre, Platon se pose la question de la mémoire et de l’oubli, question liée à celle de l’écriture. Platon privilégie, comme le Juif, la parole vivante, la parole qui est assistée par son père, la parole du maître, celle qui sait planter des semences dans l’âme appropriée. Alors qu’en est-il de l’écriture, se demande-t-il ? Dans un très beau passage, il met en scène le dialogue entre l’inventeur de l’écriture et le Roi à qui il propose son invention :
« Voici, ô roi – dit Teûth l’inventeur –, une connaissance qui aura pour effet de rendre les Egyptiens plus instruits et plus capables de se remémorer. Mémoire, aussi bien qu’instruction, ont trouvé leur remède. » Et le roi de répliquer : « Incomparable maître-ès-arts, ô Teûth, autre est l’homme qui est capable de donner le jour à l’institution d’un art, autre celui qui l’est d’apprécier ce que cet art comporte de préjudice ou d’utilité pour les hommes qui devront en faire usage. A cette heure, voici qu’en ta qualité de père des caractères de l’écriture, tu leur as, par complaisance pour eux, attribué tout le contraire de leurs véritables effets, car cette connaissance aura pour résultat chez ceux qui l’auront acquise de rendre leurs âmes oublieuses, parce qu’ils cesseront d’exercer leur mémoire, mettant en effet leur confiance dans l’écrit, c’est du dehors, grâce à des empreintes étrangères, non du dedans, et grâce à eux-mêmes qu’ils se remémoreront les choses. Ce n’est donc pas pour la mémoire, c’est pour la remémoration que tu as découvert un remède. »
L’écriture s’adresse indifféremment à tous les hommes, voilà pourquoi Platon la condamne, alors que la parole du maître s’adresse à l’un en propre, à l’un dans sa singularité, elle éveille l’âme de chacun. Les maîtres d’Israël disent aussi que l’Ecriture s’adresse à tout le monde, l’enseignement dans l’Ecriture, ce qu’on appelle la « Torah shebekhtav », s’adresse à tout le monde, à toutes les nations, à tout homme, indifféremment, elle roule à gauche, à droite, comme dit Platon. Alors où est la différence décisive ? La voici : l’écriture pour le Juif se noue à la parole, la Torah écrite se noue à la Torah orale. Oui Platon avait raison, la parole vivante requiert un maître vivant, un père qui l’assiste. Mais pour ce faire, il faut que le maître comme l’élève voient ensemble une écriture plus haute que tous deux, voient les lettres, lettres qui précèdent et le maître et l’élève, écriture qui précède la création elle-même. Là est le lieu du passé absolu. Hélas, l’écriture est chez Platon le lieu du parricide, le lieu du père mort : voilà ce que signifie la condamnation de l’écriture chez Platon, c’est-à-dire en Occident. Et l’Occident devenu chrétien grâce à Paul confirmera la mort de la lettre, du père, par la décision déterminante : la lettre tue, l’esprit vivifie. La lettre-père-morte, l’histoire de l’Occident se voue dès lors au présent, s’y adonne complètement. Au présent éternel quand il est idéaliste – ce qu’il n’est plus –, ou à l’instant quand il devient moderne. Au présent idéaliste, et c’est la superbe phrase de Plotin : « L’âme bonne est oublieuse puisqu’elle s’adonne à la contemplation du présent éternel ». Ou bien, pour le moderne : nulle jouissance de l’instant présent ne pourrait exister sans faculté d’oubli, « l’oubli, cette force plastique, génératrice, et curative » – j’ai cité Nietzsche. Ce qui est intéressant, c’est d’entendre dans la proposition idéaliste, celle de Plotin, toute la différence avec ce qui s’est joué du côté de la tradition d’Israël. Pour Plotin, l’âme bonne est oublieuse parce qu’elle s’arrache à la matière ; le Juif lui réplique : « vézakharta », « et tu te souviendras », c’est-à-dire tu actualiseras, « ki 'eved haita be-mitsraim », « parce que tu étais esclave », c’est-à-dire embourbé dans la matière, « en Egypte ». S’arracher à la matière, c’est zakhor, dit la parole d’Israël ; s’arracher à la matière, c’est devenir une âme oublieuse, dit Plotin. Voilà l’abîme. Autrement dit, telle fut notre erreur, à nous autres Juifs modernes : nous avons pensé prôner la mémoire du mal absolu sur le terreau même de l’Occident – c’est, comme dit Platon : écrire sur l’eau. Dans les termes de Lévinas, c’est oublier la trace, « écriture imprononçable de ce qui toujours déjà passé n’entre dans aucun présent ». Cette erreur sur l’homme conduit à une erreur sur soi. Et voici donc la deuxième thèse.
Nous n’avons pas su entendre, dans les années où j’ai grandi, donc dans les années 60, ce témoin de 1935 ou ce survivant de 1945, Emmanuel Levinas, qui avait nommé justement l’absolu de l’événement. Proposition décisive : « Le recours de l’antisémitisme hitlérien au mythe racial a rappelé au Juif l’irrémissibilité de son être » . En regard de ce propos, un intellectuel qui n’a absolument rien à voir avec la pensée d’Emmanuel Lévinas mais qui admirablement depuis des années lutte contre le négationnisme, Jean-Claude Milner énonce cette proposition : « J’appelle Juif celui pour qui les chambres à gaz ont été inventées » . C’est ce qu’il faut comprendre. Voyons de plus près comment l’absolu s’adresse à moi, évidemment en compagnie de Levinas. Commençons par une description :
« Le mal m’atteint comme s’il me cherchait, le mal me frappe comme s’il y avait une visée derrière le mauvais sort qui me poursuit, "comme si quelqu’un s’acharnait contre moi", comme s’il y avait malice, comme s’il y avait quelqu’un. Le mal, de soi, serait un "me viser". Il m’atteindrait dans une blessure où se lève un sens et s’articule un dire reconnaissant ce quelqu’un qui ainsi se révèle. "Pourquoi toi me fais-tu souffrir moi et ne me réserves-tu pas plutôt une béatitude éternelle ?" Dire premier, question première ou lamentation première ou première prière. En tout cas, interpellation d’un Toi et entrevision du Bien derrière le Mal. Première "intentionalité" de la transcendance : quelqu’un me cherche. Un Dieu qui fait mal, mais Dieu comme un Toi. Et, par le mal en moi, mon éveil à moi-même. »
Le mal le plus simple me vise ; et le mal absolu ? Ici se révèle la solitude d’Israël. Je vais vous lire là, pour illustrer la thèse de la solitude d’Israël, un passage de « Sans nom », le texte qui clôt l'ouvrage de Lévinas Noms propres :
« Mais qui dira la solitude des victimes qui mouraient dans un monde mis en question par les triomphes hitlériens où le mensonge n’était même pas nécessaire au Mal assuré de son excellence ? Qui dira la solitude de ceux qui pensaient mourir en même temps que la Justice au temps où les jugements vacillants sur le bien et le mal ne trouvaient de critère que dans les replis de la conscience subjective, où aucun signe ne venait du dehors ?
Interrègne ou fin des Institutions ou comme si l’être même s’était suspendu. Plus rien n’était officiel. Plus rien n’était objectif. Pas le moindre manifeste sur les droits de l’Homme. Aucune "protestation d’intellectuels de gauche"! Absence de toute patrie, congé de toute France! Silence de toute Eglise! Insécurité de toute camaraderie. C’était donc cela "les défilés étroits" du premier chapitre des Lamentations : "Pas de consolateur!" [Ein Menakh’em], et la plainte du rituel de Kippour : "Ni grand prêtre pour offrir des sacrifices, ni autel pour y déposer nos holocaustes!". »
Solitude totale, solitude noire ; dans cette solitude se réfugie tout l’humain. Et entendez comment se retourne cette solitude, comment une lumière, de l'obscur lui-même, pointe :
« Peuple exposé [le peuple d’Israël] – même en pleine paix – au propos antisémite, car peuple capable de percevoir dans ce propos un sifflement inaudible à l’oreille commune. Et déjà un vent glacial parcourt les pièces encore décentes ou luxueuses, arrache les tapisseries et les tableaux, éteint les lumières, fissure les murs, met en loques les vêtements et apporte les hurlements et les hululements d’impitoyables foules. Verbe antisémite à nul autre pareil, est-il injure comme les autres injures ? Verbe exterminateur par lequel le Bien se glorifiant d’Etre retourne à l’irréalité et se recroqueville au fond d’une subjectivité, idée transie et tremblante. Verbe révélant à l’Humanité tout entière par l’entremise d’un peuple, élu pour l’entendre, une désolation nihiliste qu’aucun autre discours ne saurait suggérer. Cette élection est certes un malheur.
Mais cette condition où la morale humaine retourne après tant de siècles comme à sa matrice atteste – d’un testament très ancien – son origine d’en deçà les civilisations. Civilisations que cette morale rend possibles, appelle, suscite, salue et bénit, mais qui, elle, ne s’éprouve et ne se justifie que si elle peut tenir dans la fragilité de la conscience, dans les "quatre coudées de la Halacha", dans cette demeure précaire et divine. »
Questions
Alain Finkielkraut :
Je commencerai par une citation de Lévinas : « Ma vie serait-elle passée entre l’hitlérisme incessamment pressenti et l’hitlérisme se refusant à tout oubli ? ». Ma vie : il faut aussi entendre ma vie philosophique. Et voici maintenant ma question, elle a trait à cette idée d’un mal qui me vise, à cette idée d’un Dieu qui fait mal, à cette idée enfin d’un mal qui aurait eu pour effet, par son absoluité même, de rendre le Juif à lui-même. A cela je voudrais opposer le refus de Levinas de faire du sens avec Auschwitz, le sentiment qu’il y avait là comme un naufrage de toute raison divine ou séculière. A l’idée d’un mal qui fait sens, au lien que toute une tradition porte entre la souffrance et la faute, Lévinas survivant oppose précisément la faute d’avoir survécu. De cette vie qui s’est passée entre l’hitlérisme incessamment pressenti et l’hitlérisme se refusant à tout oubli, il tire une question qui en quelque sorte congédie la question métaphysique initiale : pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien, et surgit tout d’un coup la question de l’individu responsable voire coupable : pourquoi moi et non pas plutôt un autre ? Pourquoi moi ? Si faute il y a, elle est celle d’avoir survécu, et de ce sentiment naît la définition lévinassienne :
« Qu’est-ce qu’un individu – l'individu solitaire – sinon un arbre croissant sans égards pour tout ce qu’il supprime et brise, accaparant la nourriture, l’air et le soleil, être pleinement justifié dans sa nature et dans son être ? Qu’est-ce qu’un individu, sinon un usurpateur ? Que signifie l’avènement de la conscience – et même la première étincelle de l’esprit – sinon la découverte des cadavres à mes côtés et mon effroi d’exister en assassinant ? »
Il semblerait que la définition d’un individu comme d’un usurpateur a été rendue possible à Levinas par le siècle qu’il a traversé et par cette vie passée entre l’hitlérisme pressenti et l’hitlérisme se refusant à tout oubli.
Benny Lévy :
Il est vrai que Lévinas a refusé plusieurs fois et dans un texte en particulier, intitulé « La souffrance inutile » , de formuler de manière marchande tout rapport entre la souffrance qui s’est jouée à Auschwitz et les fautes dont seraient responsables les victimes de ces souffrances. Cela l’a conduit à critiquer une certaine tradition qui prétend que, au bout du compte, il faut entendre derrière le mal, le bien. Il se trouve que Levinas est pris entre deux feux (philosophique et juif) : les textes de Lévinas doivent être pris par leurs deux côtés, il faut comme ouvrir le pli que ces textes recèlent. Après avoir dit qu’il serait totalement indécent, obscène de faire un rapport entre la souffrance et la faute à propos d’Auschwitz, dans un commentaire sur un des grands maîtres lituaniens, de l’époque où la Lituanie était la Jérusalem du monde de la Torah, le Nefech Ha-haïm, un de ses derniers textes, Lévinas dit la chose suivante :
« Peut-on d'ailleurs demander en priant l’adoucissement de nos souffrances humaines ? Les souffrances ne signifient-elles pas expiation des péchés ? [c’est Lévinas qui parle] "Pas de souffrance sans faute", dit le traité Chabbath (55a). »
Evidemment Lévinas se rend compte que, contraint par le texte, il a dit quelque chose d’énorme par rapport à ce qu’il avait écrit ; alors il ajoute une note d’une ligne et demie :
« Peut-on continuer à le dire [Pas de souffrance sans faute] depuis la passion d’Auschwitz ? Peut-être toujours de soi à soi ; sans faire entrer cet apophtegme dans un prêche. »
Bernard-Henri Lévy :
Un mot, d'abord, sur cette question du mal qui me vise et qui me touche. Reprenons le texte cité, qui est un extrait de De Dieu qui vient à l’idée. A la page précédente, p. 199, Lévinas parle de la « dérisoire théodicée des amis de Job ». Leur idée de justice procèderait d’une morale de la récompense et du châtiment, d’un certain ordre déjà technologique du monde. Et il ajoute – je cite de mémoire – : « Toute tentative de théodicée n’est-elle pas une façon de penser Dieu comme la réalité du monde ? ». Pour moi, tout est dit. Les amis de Job sont « dérisoires ». Leur théodicée est « dérisoire ». Et cela, précisément, parce qu'ils prétendent donner un sens à ce qui, aux yeux de Job souffrant, n’en a pas. Ils sont des techniciens de la souffrance. Ils ont une vision technicienne de la souffrance. Et c'est le risque pour quiconque entre dans cette logique du mal qui « me vise », etc. Cette question, ce débat entre celui qui estime qu’il convient de donner un sens à ce qui n’en a pas, et celui qui tient pour le noyau irréductible d’insensé au cœur du mal, c'est, cela dit, une question cruciale à laquelle il faudra peut-être que nous consacrions un séminaire.
Deuxième point, toujours à partir de l'intervention de Benny. Cette affaire des rapports entre l'écriture et la parole, deux textes où Lévinas dialogue, plus ou moins explicitement, avec le Phèdre. Le premier, c’est Totalité et Infini. Le deuxième, c’est Autrement qu’être. Dans Totalité et infini apparaît un premier Lévinas, qui s’en tient à une position assez strictement platonicienne : primat de la parole sur l’écriture et primat d’autant mieux affirmé que la parole c’est le visage, c'est les yeux, c’est l’expression – toutes ces paternités, tous ces surcroîts de la parole qu’évoquait déjà Platon. Et puis il y a un deuxième texte, beaucoup plus tard, Autrement qu’être, où Lévinas revient sur cette question et où il évoque ce qu’il appelle « la situation herméneutique de l’écriture », le rapport du texte à l’exégèse. Et là, les choses se renversent. On sort de l'appréciation platonicienne de l'affrontement de la parole et de l’écriture. Et Lévinas en vient à affirmer le primat de l’écriture dans le sens que Benny évoquait dans la première partie de son exposé.
Alors ma question est la suivante : y a-t-il un Lévinas et puis un autre ? Et si oui, que se passe-t-il de Totalité à infini à Autrement qu’être pour que s’opère cette sorte de renversement ?
Benny Lévy :
La réponse est au cœur de la méditation sur le texte de Lévinas. Quand il nous parle du visage d’autrui, ou qu’il nous parle de l’autre, il ne nous parle pas de l’autre, il nous parle d’un événement qui est un événement de l’absolu : quand le visage de l’autre homme apparaît, comment remonte-t-on de l’homme à plus haut que l’homme, des traits (yeux, nez, bouche, qui ont l’air d’être un amas de matière) à ce bouleversant événement qu'est l’apparition d’un visage ? Au début, dans Totalité et Infini, Lévinas répond : par la parole du maître, par le visage qui me commande, qui m’enjoint, qui me dit « Tu ne tueras point ». Il cherchait à dire la différence entre autrui comme autre homme (alter ego) et autrui comme apparition du divin. Son grand problème : dire Dieu dans le texte philosophique. Cette parole vivante du maître pour dire l’extrême originalité de ce qui se joue dans le visage s’avérait insuffisante. Visage, en hébreu, c’est « panim », et dans « panim » il faut entendre « pano », le radical qui veut dire à la fois se tourner et évacuer. Cette espèce d’évacuation, d’absolution, c’est celle-là qu’il va essayer de dire en termes d’écriture, mais pas d’écriture au sens d’écriture littéraire, encore moins mnémotechnique (condamnée dans le texte de Platon), mais de « l’écriture imprononçable ». Cette trace de l’absolution, cette trace de l’absolu, il l’appelle l’écriture imprononçable. Comme vous le savez, le Nom, écrit en quatre lettres, ne se prononce pas, et à la place de ce nom, c’est un autre nom divin qui est dit : cette articulation entre le Nom écrit qui ne se prononce pas et l’oralité, voilà ce que Lévinas a gagné dans Autrement qu’être.
Alain Finkielkraut
Exposé
Pour commencer, je voudrais opérer un retour en arrière jusqu'en 1965 en France. La guerre est alors finie depuis vingt ans, on débat à l’Assemblée Nationale sur la question de la prescription des crimes nazis : vingt ans, c’est le délai normal de prescription. La question est donc celle-ci : faut-il tourner la page ou, pour distinguer le crime contre l’humanité des crimes de guerre, faut-il déclarer le crime contre l’humanité imprescriptible ? A cette question, le philosophe Vladimir Jankélévitch répond dans un texte intitulé précisément L’imprescriptible, qu’il a fallu vingt années, justement, pour que la physionomie singulière d’Auschwitz émerge de la guerre, de ses atrocités, de son océan de souffrances et qu'il y aurait donc un paradoxe terrible à vouloir tourner la page au moment même où cet événement prend sens et accède en quelque sorte à la conscience des nations. Déclarer ce crime prescrit, ce serait le renvoyer dans le révolu, alors que d’une certaine manière il vient seulement de survenir. Cette thèse a eu alors gain de cause. Qu’en est-il aujourd’hui, en cette première année du nouveau siècle ? Eh bien, cinquante-cinq ans après Auschwitz, il est beaucoup moins question en France, en Europe, dans le monde occidental, de tourner la page de ce que tout le monde appelle maintenant la Shoah, qu’en 1965 au temps où Jankélévitch protestait contre l’impatience de l’oubli. Plus le temps passe, moins la mémoire collective semble vouloir se décharger sur l’histoire du soin de refroidir l’événement. Auschwitz est un passé qui ne passe pas, toujours plus présent ; et si les ouvrages historiques effectivement abondent, ce n’est pas pour l’éloigner de nous au même titre que les campagnes napoléoniennes ou la guerre de 30 ans, c’est pour en faire vivre la flamme et c’est, comme dit encore Jankélévitch, parce qu’« il n’y a pas de limite dans le temps à la mémoire de celui qui n’a pas vécu le crime dont il témoigne ». Et de cette centralité, de cette mémoire omniprésente et obsessionnelle, les preuves abondent, en France notamment : c’est en 1995 qu’à peine arrivé au pouvoir le Président Chirac a assumé, au nom de la France, les crimes de Vichy, les crimes de l’Etat français, rompant avec une tradition inaugurée par le général de Gaulle, confirmée par François Mitterrand. C’est il y a deux ans qu’a eu lieu en France le procès de Maurice Papon, 50 ans, 55 ans même après les faits. L’événement n’est pas simplement présent comme événement qui sollicite la mémoire mais aussi comme étalon de tous les crimes, les grands crimes collectifs du siècle, ce qui fait qu’il est présent même quand il ne s’agit pas de lui. Auschwitz est présent à chaque fois que l’on parle d’un grand massacre de masse. Donc omniprésence de la mémoire, sous la double forme de la piété pour le passé et de la vigilance vis-à-vis des démons dont le présent pourrait être porteur. Si la mémoire a triomphé de l’oubli, qu’en est-il de la solitude d’Israël ?
A chaque fois que nous voulons déployer toutes les harmoniques du nom Israël, nous sommes ramenés à ce qui se passe aujourd’hui sur cette terre, aujourd’hui au sens propre puisque aujourd’hui il y a eu un attentat à Holon. Donc grande, immense vulnérabilité d’Israël, et je constate que cette mémoire omniprésente ne protège pas Israël dans sa vulnérabilité, au contraire, cette mémoire aggrave l’exposition d’Israël, aggrave la vulnérabilité d’Israël. Israël est un Etat, et la Shoah ne peut pas, ne doit pas servir de sauf-conduit à cet Etat. Il faut résister à la tentation de jouer sur les deux tableaux, le tableau sioniste – nous avons formé un Etat – et le tableau du destin général d’Israël. Il ne faut pas, on ne doit pas – et Dieu sait si la tentation est grande – justement se référer à la Shoah comme à une sorte de garantie d’innocence perpétuelle pour ses victimes de toute éternité que seraient les Israéliens. Dès lors qu’Israël s’est constitué en Etat, Israël s’est exposé – à tous les sens du terme mais notamment à la critique. Cette critique peut être légitime, en tout cas elle a sa place en droit. Le problème que je vois aujourd’hui, et ce n’est pas la première fois qu’il surgit à nos yeux, c’est que la haine a fait main basse sur la critique. En lieu et place de la critique, on a la haine. Et cette mémoire-là, cette mémoire omniprésente, au lieu d’atténuer, au lieu d’inhiber la haine, la nourrit. Parce que c’est une mémoire simplificatrice, une mémoire qui voit le monde en deux dimensions. Cette piété et cette vigilance conduisent, si on n’y prend garde, à réduire la pluralité du monde à l’affrontement de deux forces. Et quand il n’y a plus que deux forces en lieu et place de la pluralité du monde, alors tous les renversements sont possibles, alors on peut dire, ou même on ne peut pas s’empêcher de dire que les victimes d’hier sont les bourreaux d’aujourd’hui. Si vous n’avez que ces deux catégories pour affronter les réalités explosives, vous n’avez rien pour vous prémunir contre le renversement. Et de ce renversement, nous sommes témoins tous les jours. La réalité même de ce qui se joue ces jours-ci, ces mois-ci entre Israël et les Palestiniens, la réalité complexe est en quelque sorte réduite à l’affrontement de deux forces, et s’il n’y a plus que deux forces, alors il y a la force faible et la force forte et la force forte doit être dénoncée quand bien même elle aurait fait, elle ferait à la force faible les offres les plus généreuses. Deuxième effet de simplification de cette mémoire obsessionnelle : si dans la réalité on ne retient que le crime, alors comment penser la réalité ? Et là encore le retournement se produit : nous avons souvenir d’un crime contre l’humanité, nous avons dit « plus jamais ça », nous militons pour une commission d’enquête, voire pour un tribunal qui pourra faire la lumière sur les crimes commis hier au Liban et plus récemment encore dans la répression de l’Intifada. Voilà un moment tout à fait paradoxal de complicité d’une mémoire omniprésente avec la vulnérabilité et la solitude d’Israël, Israël rendu plus seul encore par la mémoire sans cesse entretenue du crime majeur contre les Juifs. C’est à cela que nous avons affaire et constater cela, ce n’est pas pour moi, j’espère que vous l’avez compris mais je me ferai aussi clair que possible, militer pour l’oubli. C’est d’abord se poser la question : qu’est-il arrivé à la mémoire ? Qu’est-il arrivé à la mémoire pour que nous nous méfiions de son triomphe au moins autant qu’autrefois nous étions en droit d’avoir peur de l’oubli ? Pour répondre à cette question, je ferai un bref détour par un auteur dont je crois qu’on peut dire qu’il est l’un des très grands donneurs de mémoire, à savoir Primo Lévi. Donneur de mémoire est celui qui, précisément, à l’homme qui n’a pas vécu l’enfer dont il témoigne, donne la possibilité non seulement de connaître, de savoir, de s’informer, mais de le comprendre de l’intérieur grâce à des livres comme La trêve, Si c’est un homme, et aussi son testament intellectuel : Les naufragés et les rescapés, le livre qu’il a publié un an avant son suicide. Primo Lévi est accompagné, tout au long de son travail, par un poème dont il cite quelques vers en exergue des Naufragés et des rescapés : Le dit du Vieux Marin de Coleridge. Voici l’exergue : « Depuis lors, à une heure incertaine, cette agonie revient, et jusqu’à ce que mon histoire soit racontée, ce cœur en moi brûle. » Qui est le Vieux Marin dans Coleridge ? C’est quelqu’un qui a une histoire terrible à raconter. Il arrête des passants qui se rendent à une noce. Ils sont pressés les passants, ils vont à une noce. L’un d’entre eux finalement est hypnotisé par l’œil qui luit du Vieux Marin. D’une certaine manière, à travers cette histoire, on peut distinguer les stades de la réception de l’œuvre de Primo Lévi. Lorsqu’il est libéré d’Auschwitz et qu’il rentre en Italie, il est saisi, dit-il, d’une ardeur narrative pathologique : il raconte, il écrit et il raconte. Le manuscrit de Si c’est un homme est en 1947. Le premier éditeur le refuse, le deuxième éditeur ne s’y intéresse pas beaucoup. Les passants vont à la noce. Qu’est-ce que ça veut dire : les passants vont à la noce et ils ne veulent pas entendre le Vieux Marin ? Cela veut dire que l’Europe, à ce moment-là, était dans l’euphorie de ce qu’on a appelé le baby boom ; l’Europe était heureuse, même les rescapés faisaient la fête, c’était l’euphorie de la victoire, on avait gagné. Le deuil est venu après : il y a un moment où les passants se sont arrêtés, ont écouté Primo Lévi, et alors ses livres se sont vendus, il est même allé les présenter dans les écoles. Dans Les naufragés et les rescapés, on voit Primo Lévi combattre un nouvel ennemi, et quel est ce nouvel ennemi ? C’est le désir de simplification, dit-il, l’allergie aux demi-teintes et aux nuances de l’existence, la volonté de partager le monde en deux ; et il dit : il faut que je combatte cette volonté pour faire comprendre ce qui se passait là, dans le lieu même du mal absolu – c’est ce chapitre qu'en quelque sorte il arrache à la simplification et qui s’appelle « La zone grise ». Et puis il y a le nouveau moment dans lequel nous sommes entrés, ce moment où le passant, l’auditeur, prend tellement à cœur le récit de Primo Lévi que, d’une certaine manière, il l’en congédie, il l’assume à sa place ; il l’écoute raconter et ensuite, « il se le raconte », il se raconte ce qu’il aurait fait, il se raconte ce qu’il en est de lui-même, il se projette dans ce récit. Il y avait la mémoire, il y avait l’oubli, il y a maintenant une sorte de confiscation fervente. Autour du maintien en détention de Maurice Papon, il y a maintenant une polémique très vive, et ceux qui sont intervenus en faveur de sa libération, de manière spectaculaire, sont Robert Badinter et Germaine Tillon. Robert Badinter a vu son père partir pour les camps pour ne jamais revenir et c’est Robert Badinter qui a déclaré : « on dit : crime contre l’humanité, mais il y a un moment où l’humanité doit prévaloir sur le crime ». Papon a 91 ans et je rappelle d’ailleurs qu’il n’a pas été condamné pour assassinat ou complicité d’assassinat, il a été disculpé de ce chef d’accusation, il a été condamné pour arrestation illégale, séquestration arbitraire. Il est vrai qu’il est le seul survivant : est-il à ce titre coupable de tous les crimes que ne peuvent plus assumer les morts ? Et Germaine Tillon, rescapée de Ravensbrück, a eu cette phrase tout à fait incroyable, vertigineuse, indicible par quelqu’un d’autre : « nous aussi nous avons droit à la compassion, nous, les rescapés, nous avons le droit de compatir ». Il ne s’agissait pas nécessairement de lui donner raison, mais une vague de refus a submergé ce pays comme si vraiment notre génération ou la génération qui a eu la grâce de la naissance tardive montrait à travers sa fermeté qu’elle ne serait pas, elle, tombée dans les petits calculs et dans la noirceur de la collaboration. Une autre affaire qui nous a beaucoup divisés et qui nous a inspiré partiellement le thème de notre rencontre, c'est l’affaire Renaud Camus, cet écrivain accusé d’antisémitisme pour des phrases de son Journal La campagne de France. J’ai moi-même protesté contre la campagne contre La campagne, parce que je la trouvais outrancière, parce qu’il me semblait qu’elle s’apparentait à du lynchage, et surtout parce que j’avais le sentiment que dans cette affaire beaucoup de fils voulaient en quelque sorte racheter le crime ou les compromissions des pères et des grands-pères et qu’ils le faisaient dans la cruauté la plus vive, dans le tous contre un. Voilà deux exemples où l'on se dit : un nouveau partenaire se joint au couple traditionnel de la mémoire et de l’oubli, ce partenaire c’est le fantasme, fantasme d’appropriation d’un événement qu’on voudrait en quelque sorte prendre pour soi. Peut-être peut-on aller au delà de cette description et se demander si, dans l’activisme actuel de la mémoire, il n’y a pas la nostalgie d’une politique absolue, la politique qui se fixe pour but l’éradication du mal, en finir avec le mal. Qu’est-ce que c’est que Hitler dans la mémoire majoritaire ? C’est ce moment où le malheur était entièrement pris dans les rets du mal et où le mal était imputable à une origine, était imputable aux méchants, d’où la possibilité, si la politique se réduit à cet affrontement, d’en finir une fois pour toutes avec le mal par la politique. Hantise du définitif. A cette hantise du définitif, je crois que Lévinas nous invite à résister par tous les aspects de son œuvre, dans ce qu’elle a de talmudique et dans ce qu’elle a de moderne. Dans ce qu’elle a de talmudique, je me réfère très brièvement à un passage de L’au-delà du verset où il définit le Talmud comme « lutte avec l’Ange » , jurisprudence continuelle, surveillance des idées générales par les cas particuliers, parce que le général ne fait pas droit à la multiplicité humaine, aux singularités. Et puis il y a chez Lévinas une analyse admirable de l’Etat libéral : l’Etat libéral, ce n’est pas simplement un événement historique, c’est une catégorie. Qu’est-ce que l’Etat libéral a de meilleur que les autres Etats ? Pourquoi l’Etat libéral ? Ce qu’il a de meilleur que les autres Etats, c’est précisément son inachèvement, dit Lévinas, son inachèvement de principe, le fait que la justice y soit toujours ouverte sur une justice meilleure. Il y a la justice et puis il y a la reconsidération, la critique, le remodelage, la contestation de cette justice même : « Le souci des droits de l’homme, ce n’est pas une fonction étatique, c’est dans l’Etat une institution non étatique, c’est le rappel de l’humanité encore non accomplie dans l’Etat. » La justice de l’Etat libéral est toujours révisable, elle s’expose à la révision et c’est précisément cette sorte d’installation dans l’inachevé qui fait, aux yeux de Lévinas, de l’Etat libéral le meilleur régime. Donc, qu’il s’agisse de la perspective talmudiste ou qu’il s’agisse de la perspective politique, l’œuvre de Lévinas nous convie à résister à la tentation de la politique absolue. Peut-être s’agit-il aujourd’hui pour nous, non pas, bien sûr de combattre la mémoire, mais d’abord de constater que si conflit il y a, il est à l’intérieur de la mémoire – Jean-Claude Milner parlerait peut-être à ce propos d’homonymie –, entre deux usages de la mémoire, deux attitudes qui portent le même nom. Il faudrait donc sauver la mémoire non pas de l’oubli – cette tâche est accomplie – mais de cette nostalgie d’une politique absolue. Ne fût-ce aussi que pour enrayer cette mécanique infernale qui fait que plus il y a mémoire de la Shoah, plus empire et plus s’accroît la solitude d’Israël.
Questions
Benny Lévy :
Voilà une thèse paradoxale sur la mémoire, thèse qui se résume en un mot : omniprésence. Voici ma question : à première vue, la thèse de l’omniprésence de la mémoire est rigoureusement opposée à la thèse que j’ai défendue, à savoir qu’un instant a chassé l’autre et qu’il n’y a pas de mémoire vivante d’Auschwitz. Ne pourrait-on pas dire que cette omniprésence imaginaire, c’est au contraire la défaite de la mémoire ?
Alain Finkielkraut :
D’une certaine manière je le dis, je tiens compte du fait qu’il s’agit aussi d’une mémoire. Ceux qui s’abandonnent à ce flux de mémoire ne sont pas calculateurs, ils redécouvrent quelquefois certains thèmes de l’antisémitisme idéologique en étant eux-mêmes exempts de tout préjugé antisémite et en se rapportant sans cesse à l’image du Juif qu’ils aiment, dont les Juifs actuels et surtout les Juifs d’Israël seraient la trahison incarnée. Cela me conduit à parler d’homonymie, cela me conduit à parler d’un combat au sein de la mémoire. D’un autre côté, aussi radical que soit ce combat, il faut aussi préserver certaines zones d’ambiguïté. Il est inévitable que ce crime contre l’Europe, né au sein de l’Europe et d’un des peuples les plus civilisés de l’Europe, obsède l’Europe. Si je peux remettre en cause certaines formes que prend cette obsession, je ne voudrais pas donner à ma thèse une tournure trop radicale. Soustraire la mémoire à l’emprise du fantasme, je crois que c’est absolument nécessaire, c’est évidemment un combat très difficile à mener puisque, lorsque nous répétons consciencieusement « plus jamais ça », nous sommes habitués à ne considérer comme adversaire que l’oubli.
Bernard-Henri Lévy :
D’abord, l’affaire Renaud Camus. Il ne faut quand même pas oublier que celui qui a lancé la pétition rassemblant les phrases antisémites du livre de Camus n’était pas un fils d’« indifférent » ou de « vichyste ». C’était un homme de la génération des rescapés. Et pas n’importe lequel, puisqu’il s’agissait de Claude Lanzmann, l’auteur de Shoah : c’est lui, oui, l’auteur de la pétition que tu as si longuement évoquée. Deuxième observation. Tu dis : après la guerre, les rescapés faisaient la fête. Je ne crois pas que ce soit exact. Tu dis aussi que la mémoire a triomphé, définitivement triomphé. Je ne suis pas d’accord. Fais attention à ne pas prendre le symptôme pour la preuve. Ou l’instant pour le temps. Ce n’est pas parce qu’un Président de la République, dans telle circonstance, a fait un beau discours pour l’anniversaire de la rafle du Vel d’hiv, que le climat se serait renversé comme par enchantement et que la mémoire aurait triomphé. Il y a, me semble-t-il, autant ou même plus de symptômes qui nous disent explicitement le contraire. Il y a une large frange de la culture contemporaine qui nous dit aujourd’hui : « on en a assez, on ne veut plus entendre, il faut tourner la page ». Donc pas d’accord sur l’idée que la mémoire a triomphé. Mais la vraie question est la suivante : la corrélation entre cette situation de la mémoire que tu décris à mon avis de manière inexacte, et puis la haine dont Israël est l’objet. Y a-t-il corrélation entre le triomphe supposé de la mémoire en Occident et la haine d’Israël ? Est-ce que la diabolisation d’Israël est d’aujourd’hui ? Est-ce qu’elle est liée à cette affaire de mémoire ? Est-ce qu’on n’entendait pas déjà les mêmes choses au moment de la guerre du Liban, en 1980, les mêmes mots, la même hystérie sémantique, la même histoire de victimes devenues bourreaux etc. ? Cette diabolisation d’Israël n’est-elle pas de structure ? N’est-ce pas une constante dans la relation d’Israël et des nations ? N’est-ce pas la définition même de cette solitude d’Israël qui nous a retenus pendant ces trois journées ? Est-ce que la seule nouveauté de la situation présente, n’est pas tout simplement qu’un voile s’est déchiré et qu’en effet peut-être un certain type de haine apparaît soudain à visage découvert ?
Alain Finkielkraut :
Bien sûr que c’est une ancienne affaire, qu’on retrouve des thèmes qui étaient déjà présents lors de la guerre du Liban ; et lorsque j’ai écrit les articles de La Réprobation d’Israël, c’était en effet pour soustraire la critique d’Israël à la haine et à l’antisémitisme. Pourquoi se sentait-on si fort, si invulnérable dans la haine ? Précisément parce qu’on attaquait les Juifs d’Israël au nom des Juifs et du comportement qu’on était en droit d’attendre d’eux. C’est à cela aussi que nous avons affaire aujourd’hui. Quand je dis triomphe de la mémoire, ce n’est pas un constat optimiste : il peut déboucher sur une mouture de l’antisémitisme totalement innocente de tout préjugé antisémite. Si l’on réfléchit justement à l’antisémitisme d’aujourd’hui, et bien je crois qu’il a beaucoup plus d’avenir sous son vêtement progressiste que sous son vêtement pétainiste, « l’idéologie française ». Il ne faut pas se tromper de cible. La question de l’antisémitisme ne peut pas servir de sauf-conduit, mais il est clair qu’un antisémitisme progressiste se met en place et j’en donnerai pour finir l’exemple qui me paraît le plus inquiétant : un livre qui va paraître en France dans les jours qui viennent, un livre qui va malheureusement avoir dans les cercles de la gauche de gauche un succès ravageur. Car c’est la gauche de gauche, comme on dit chez nous, qui sera porteuse de cette violence-là. Ce livre s'intitule : L’industrie de l'Holocauste. L'auteur, Norman G. Finkelstein, est juif. Avec ce livre, on a le sentiment que ce maximum de violence auquel nous avons eu nous, dans notre génération, à nous heurter, à savoir le négationnisme, n’était que le brouillon de quelque chose qui est en train de naître. Que disaient les négationnistes ? Il n’y a pas eu de chambre à gaz, les chambres à gaz sont une invention des Juifs pour autoriser la politique expansionniste, oppressive d’Israël et pour faire chanter le monde. Que disent maintenant les théoriciens de cette industrie de l’holocauste ? Ils disent : il y a eu des chambres à gaz, et ces chambres à gaz, l’élite juive les instrumentalise dans une totale froideur au service d’une politique qui est simultanément la politique de l’Amérique et la politique d’Israël dont les premières victimes sont les Palestiniens. Ce qui a pour effet, pour vertu, d’inhiber complètement le monde et évidemment, là, on ne pourra pas se précipiter pour dire : « mais si, les chambres à gaz ont existé ». C’est comme si le négationnisme avait été maladroit puisqu’on peut dire la même chose sans nier les vérités factuelles, et là se développe un antisémitisme qui aura tous les alibis du monde et qui va être absolument terrifiant. Qui va l’arrêter ? Les historiens ne l’arrêteront pas, ni la mise en cause de l'idéologie française. Je crois que tout cela a très peu à voir avec les traditions antisémites, celles-là, à mes yeux, durablement déshonorées par le souvenir. La mémoire omniprésente aura eu au moins cet effet bénéfique de destituer, de délégitimer toute une tradition européenne ou française de l’antisémitisme ; mais telle qu’elle se présente, elle peut nourrir aussi de nouvelles formes d’antisémitisme d’autant plus dangereuses qu’elles n’ont rien à se reprocher.
Bernard-Henri Lévy
Exposé
Sur ce dernier point, je ne crois pas que nous divergerions. Comme disait Baudelaire, la grande ruse du diable est de faire croire qu’il n’existe pas et la plus grande ruse de l’antisémitisme est de changer de visage à chacune des époques de son histoire, d’abandonner ses défroques coupables ou voyantes pour arborer les habits de l’innocence ; et il est clair que depuis quinze ou vingt ans, la rhétorique anti-sioniste est l’habit neuf de l’antisémitisme. Face à cette affaire-là je ne suis pas sûr qu’on puisse opposer droite et gauche, progressisme et réaction. Le propre de cette histoire, depuis le début de l’affaire, c’est-à-dire depuis les années 20 et la naissance du nazisme en Allemagne, c’est que ça court-circuite cet arc-là. Au commencement du nazisme, les nazis s’appelaient les nationaux-bolcheviques, des gens d’extrême droite au coude à coude avec des gens d’extrême gauche.
Mais je voudrais revenir sur ces questions de la mémoire, de l’oubli, de la solitude d’Israël. Je voudrais revenir sur le débat autour de la mémoire. Rien ne serait plus dommageable que de faire de ce devoir de mémoire la seule affaire des Juifs. Rien ne serait plus tragique que de donner le sentiment, et pas seulement le sentiment, que cette mémoire est une propriété, un trésor sur lequel nous devrions jalousement veiller. Nous avons, certes, le devoir de veiller sur l’événement du siècle, la Shoah. Mais les enfants des bourreaux ou les enfants des indifférents ont le même devoir. Et cela, nous devons non seulement le reconnaître mais le souhaiter. Un exemple qui va peut-être choquer, mais tant pis, c'est un exemple-limite, donc un bon exemple. Les fameuses carmélites qui ont installé un carmel aux portes mêmes d'Auschwitz, sur le théâtre même de l’horreur, là où se stockait le zyklon B. Je crois que nous avons eu raison, bien sûr, de militer pour que le carmel soit déplacé, nous avons eu raison de crier à l’outrage et au scandale. Je ne suis pas sûr, en revanche, que nous ayons eu raison, à l’époque, de suspecter ou même de tenir pour acquise la non-sincérité des carmélites en question. S’agissait-il, comme on l'a dit et écrit, d’une tentative de christianisation de la Shoah ? d'appropriation ? Y avait-il quelque chose de glauque derrière ce qui nous était présenté comme un acte de repentance, un acte de pénitence, un acte de mémoire ? Non. Pas forcément. La mémoire n’est pas notre affaire. C’est aussi la leur. Et il n'est pas choquant, après tout, que chacun le fasse selon sa langue, sa théologie, son mode propre.
Autre remarque. La question de la singularité de la Shoah, de son exemplarité. Pour moi, ce qui fait, ce qui rassemble d’un mot l’unicité de ce crime, son horreur absolue, son caractère incomparable, c’est la conjonction comme jamais du radical et du banal, la banalité du mal selon Hanna Arendt et le mal radical selon Kant. Est-ce que cela veut dire que cette singularité installerait le mal d’Auschwitz, l’horreur absolue, dans une sorte d’extraterritorialité de l’histoire et de la pensée ? Est-ce que cela en fait un événement radicalement anhistorique qui ne devrait en aucune façon être rapporté à une histoire du présent, en aucune façon comparé aux génocides plus anciens ou plus récents ? Au contraire. Cette singularité fait de la Shoah une sorte d’étalon de l’horreur, de mesure de l’inhumain, à l’aune duquel il est à l’honneur, au contraire de cette fin de siècle passé et du début de ce siècle-ci, de rapporter les horreurs, les souffrances dont il nous est donné d’être les témoins. Lorsque les défenseurs d’Edouard Kouznetsov, au début des années 80, évoquaient la mémoire de la Shoah pour dénoncer le goulag, ils avaient raison. Quand le président musulman de la Bosnie martyre, Alija Izetbegovic, pour attirer l’attention des nations, et en l’occurrence de son homologue français, sur le sort qui attendait Sarajevo, disait : « nous ne voulons pas être le nouveau ghetto de Varsovie », il a raison, il fait un bon usage de la mémoire. Auschwitz, le ghetto de Varsovie, la Shoah, fonctionnent, oui, comme un référent, comme cet horizon indépassable de l’horreur, dans la perspective de quoi prennent place et se mesurent les horreurs du moment. Donc sortons de ce faux débat de l’exemplarité et de la singularité.
Troisième proposition : je crois qu’il convient de sortir également du faux débat autour de l’instrumentalisation de la Shoah. Je crois que nous avons le choix, nous autres gardiens, avec les nations, de cette mémoire d’Auschwitz, entre deux conceptions de la mémoire. Il y a la mémoire morte, la mémoire mélancolique, la mémoire stérile, la mémoire qui est pure fixation au passé, où le passé gouverne le présent et le tétanise : une mémoire qui serait justiciable du procès instruit par Nietzsche du ressentiment. Et puis il y a une autre mémoire, une mémoire vive, une mémoire qui travaille et non pas qui rumine, une mémoire qui opère sur le présent, une mémoire où le passé vient nourrir le présent et où le présent, d’une certaine manière, régit le passé ; et je crois que cette mémoire-là, c’est la bonne approche de la mémoire – je voudrais vous en donner deux exemples : un exemple politique et un exemple dans les textes. L’exemple politique, c’est l’exemple d’un grand homme politique européen, le ministre des affaires étrangères allemand, Jochka Fischer, qui, dans le débat qui a eu lieu autour de la question de savoir quelle sera la constitution de l’Europe de demain, a déclaré récemment : la seule constitution pensable à mes yeux, la seule constitution viable à mes yeux d’enfant des survivants de la Shoah, la seule constitution possible de l’Europe, c’est le plus jamais ça des camps et de la rampe de sélection d’Auschwitz. Voilà le crime absolu, dit-il. Voilà l’événement noir que nous devrions, Français et Allemands, européens du prochain siècle, inscrire au cœur de notre constitution. Voilà notre mémoire noire, notre anti-mémoire partagée – et voilà, d'une certaine façon, le sol, le fondement, le grund de l'Europe de demain. C’est, en un sens, une instrumentalisation d’Auschwitz bien sûr. Mais cette instrumentalisation est féconde. Elle est de l’ordre de la mémoire vive, de la mémoire qui vivifie, de la mémoire qui opère dans le présent. Dans Autrement qu’être, Lévinas nous parle du rapport entre le texte et l’exégèse. Et, dans cette belle page, il présente le passé comme une question éternellement brûlante à quoi le présent ne cesse d’apporter des réponses. Nous y sommes. Le vrai débat n’est pas, donc, celui de l’instrumentalisation. Il est celui de savoir si la mémoire à laquelle nous travaillons est une mémoire morte, une mémoire mélancolique ou une mémoire au contraire active, une mémoire orientée vers aujourd’hui.
Quatrième proposition : la question de la religion de la Shoah. Si on entend par religion un dispositif de rites et de monuments, il y a bien entendu de mauvais rites, il y a des rites qui mortifient la mémoire, il y a des rites qui sont comme des génuflexions du dévot pressé et qui sont des obstacles à la remémoration, il y a des mauvais monuments, il y a des monuments qui sont des monuments spectaculaires, des Disneyland de la mémoire. Je crois néanmoins que le vrai danger aujourd’hui n’est pas le mauvais rite ni les musées Disneyland. Je crois que le vrai danger, c’est une autre idée qui aujourd’hui gagne du terrain et qui est l’idée d’une mémoire sans rites, d’une mémoire sans monument, d’une mémoire qui ne ressemblerait pas non plus à la génuflexion du dévot pressé, mais qui ressemblerait à une sorte d’intimité autiste de la conscience avec elle-même, d’intimité de la conscience avec sa souvenance. Cette mémoire-là ne suffit pas. Une mémoire qui prétendrait faire l’économie du rite et du monument – et qui le prétendrait, notamment, à propos de cet objet-là, Auschwitz – est impossible pour une raison très précise. Il ne s’agit pas de n’importe quel crime. Il s’agit d'un crime « parfait » au sens où l'a défini Wajcman. Non pas crime impuni. Mais crime sans traces, crime sans ruine, crime sans lieu – un crime dont les auteurs disaient, Primo Levi et d’autres l’ont suffisamment répété, qu’il devait, en même temps qu’il attentait aux corps et aux âmes, effacer ses propres vestiges. Je crois donc que le monument vient à la place de la ruine, le monument vient à la place de la trace, je crois que cette mémoire-là, la mémoire de la Shoah, est une mémoire impensable dans une perspective de la foi seule, de la foi muette et silencieuse, parce qu’il s’agit de ce crime sans trace et qu’au lieu de la trace ne peut venir que le monument et par conséquent peut-être le rite.
Mais attention, cinquième proposition : si, comme le disait Freud dans Malaise de la civilisation, religion signifie consolation, si le geste religieux est celui qui entend donner une place dans l’ordre du monde à un événement qui est apparu à ses témoins et à ses survivants comme exorbitant à cet ordre du monde, si religion veut dire : donner un sens à ce qui n’en avait pas et à ce qui en bonne rigueur n’en a pas, si religion veut dire cela, alors je pense qu’il convient de récuser la religion de la Shoah, il convient de laïciser, d’adopter une approche laïque, de la Shoah. Il y a des gens, y compris dans ce pays, qui nous disent que la Shoah a été une punition pour des fautes commises par les pères. Il y a, aux Etats-Unis et en France, des écrivains, de grands écrivains qui ont parlé, à propos de la Shoah, d’élection à rebours, de théodicée sombre. Il y a des gens, d'autres gens, non pas des responsables politiques israéliens, non pas des écrivains français, mais de hauts responsables catholiques, et le plus haut d’entre eux, qui ont parlé de la Shoah comme d’un Golgotha du monde moderne. A tous ceux-là, à tous ceux qui nous parlent de la Shoah en fonction de ce triptyque rédemption-élection-punition, à tous ceux qui prétendent donner un sens à ce qui n’en avait pas, à ce pur chaos de non-sens que fut la Shoah, à tous ceux-là, il convient d’opposer les textes de Lévinas autour de la souffrance inutile : il convient d’opposer ce fragment de Maimonide, Guide des égarés, troisième partie, chapitre 24 : « Quant à la manière dont le vulgaire entend généralement l’idée de l’épreuve, à savoir que Dieu envoie des calamités aux hommes sans que ceux-ci aient commis aucun péché et afin de leur accorder une récompense d’autant plus grande – c’est donc là le schéma punition-rédemption –, c’est là un principe qui n’est mentionné expressément dans aucun texte de la Loi. ». Je pense donc qu’à tous les religieux de la Shoah, à tous ceux qui entendent ou entreprennent de donner ce sens à ce qui n’en a pas, il convient d’opposer Lévinas, Maimonide et la grande œuvre de mémoire consacrée à la Shoah, le film de Claude Lanzmann qui, d'un côté, dénonce – je le cite – l’absolue obscénité de la volonté de comprendre et, de l’autre, donne l’historisation détaillée de l’événement.
Sixième proposition. Je ne crois pas que la mémoire ait triomphé. Partout, je n'entends que des grands esprits, des grands écrivains, des grands philosophes, qui nous disent les uns après les autres que le temps de l’oubli est venu. Trois exemples. Un philosophe français, ami d’Emmanuel Lévinas, Paul Ricœur : il vient de publier un livre sur la mémoire et l’oubli, un livre « pour une mémoire heureuse », où il plaide pour un oubli d’institution et où il prend le parti d’une mémoire qui saurait cautériser ses plaies. Un écrivain allemand, important, grande conscience progressiste de l’Allemagne des années soixante et soixante-dix, Martin Walser, a déclenché un scandale sans précédent et a rallié à lui une fraction importante de l’opinion allemande en disant qu’il ne supportait plus de voir à la télévision les images de la Shoah, qu’il réclamait le droit, lorsque ces images lui étaient imposées, d’éteindre son poste de télévision ou de zapper – Martin Walser qui a plaidé pour un zapping généralisé de la mémoire allemande. Et puis, enfin, troisième exemple. Le chancelier allemand Gerhard Schröder qui, au moment où Martin Walser plaidait pour le zapping, plaidait, lui, pour une mémoire apaisée, pour une mémoire heureuse, pour une mémoire confortable, pour une histoire allemande qui saurait enfin donner congé à ses démons, tourner la page, se défaire de sa part noire, se blanchir en quelque sorte de ses crimes. Bref, trois exemples pou dire que ce courant-là existe dans l’Europe d’aujourd’hui : le rêve d’une histoire, d’une mémoire, qui auraient fait leur temps, le projet d’un oubli qui enfin réclamerait ses droits, l’idée d’une histoire transparente, rendue transparente à elle-même par évacuation de ce déchet de souvenir que représente le trou, la béance, la fissure d’Auschwitz – trois cas, donc, pour dire que tout cela représente une vraie doxa contemporaine.
Sixième proposition. Cette affaire d'oubli. Un droit, vraiment ? Mais non. Pas un droit. C'est tellement plus compliqué que cette histoire de « droit à l'oubli ». Quand il n’y a pas de tombe, il n’y a pas de deuil. Ou, en tout cas, s’il y a deuil, ce deuil est comme une analyse, interminable. C'est ce que disait encore Lévinas, en réponse je crois à Jankélévitch, lorsqu’il parlait d’une plaie qui saignera jusqu’à la fin des temps. On est loin de ce projet d'une mémoire qui saurait « tourner la page ».
Dernière proposition, enfin : la solitude d’Israël. Israël peuple à part, incompté au nombre des nations. Je veux encore insister sur le fait que cet incompté-là n'est pas de l'ordre de la particularité mais de la singularité. Il n’obéit pas, comme dit Lévinas dans Autrement qu’être, à je ne sais quel esprit du local. Il est une singularité et non pas une particularité. Et cette singularité a le visage de ce que Lévinas appelle d’un terme ambigu : l’universalité. C’est cela, pour moi, l’éminente solitude d’Israël. Israël est une région du monde. Mais c'est aussi une région de l’être, une catégorie de l’esprit, et c’est en ce sens-là que j’entends sa solitude.
Questions
Alain Finkielkraut :
Je retiens d’abord cette thèse : l’instrumentalisation contre la mélancolie. Je comprends très bien ce qu’il peut y avoir d’utilement provocateur dans cette réhabilitation d’une certaine instrumentalisation de la mémoire. Cela étant, je crois aussi que dès qu’il y a mémoire, cela veut dire que la réalité ne se compose pas simplement des choses présentes et obvies. La mémoire, c’est se dire : le passé a besoin de nous, sans nous il n’est rien, il a besoin de notre fidélité. Il y a beaucoup de mélancolie dans cette fidélité, il y a beaucoup d’inutilité aussi, mais je crois plutôt qu’il faudrait justement, pour donner toute sa force à la thèse de l’instrumentalisation, réunir ce que tu opposes, pour que toujours au sein de la mémoire nous soyons, comme disait le philosophe Horkheimer dans ce qui était son testament philosophique, capables d’une vraie tristesse, une tristesse qui serait comme le gage d’authenticité de l’utilisation présente que nous pouvons faire de la mémoire. Il y a l’utilisation présente et il y a ce que nous devons à ceux qui ne sont plus. C’est donc la première question que je voudrais te poser : pourquoi cette opposition entre deux termes, instrumentalisation et mélancolie, qu’il faudrait je crois plutôt unir ?
Deuxième observation, peut-être plus vibrante ou abrupte : je veux bien qu’il y ait un danger d’oubli ; je dis qu’il y a aussi un danger de mémoire, ou de pseudo-mémoire. Je veux bien que notre pessimisme commun ne porte pas sur les mêmes objets, mais tout de même, lorsque nous portons des jugements sur des personnes symptomatiques, soyons justes dans nos jugements, parce que nous avons affaire là à des questions vraiment terribles. Soyons justes, soyons impartiaux, soyons attentifs à ne pas commettre d’erreurs. Paul Ricœur a écrit un grand livre sur la mémoire, l’histoire et l’oubli, mais l’essentiel de ce livre est une tentative de conjuguer l’exigence de fidélité de la mémoire et l’exigence de vérité de l’histoire, donc je ne crois pas que l’on puisse résumer ce livre à une sorte de réhabilitation de l’oubli. Quand il parle de mémoire heureuse ce n’est pas par opposition ou pour congédier la Shoah, et quand il parle d’oubli institutionnel, c’est pour réhabiliter certaines pratiques politiques comme celle de l’amnistie qui est une pratique démocratique née en Grèce, qu’on a retrouvée au moment de l’édit de Nantes, au moment de la Commune. Il ne faudrait pas que la mémoire du grand événement, la Shoah, nous prive de toute notre tradition politique en ramenant tous les crimes à ce crime imprescriptible, parce que ce serait, encore une fois, réduire notre champ de compréhension et notre champ d’action. Il y a des moments, oui, où l’oubli institutionnel s’impose, il y a des moments où la paix civile peut être pensée en termes d’oubli, mais si tous les événements terribles sont rapportés à la Shoah, alors on ne peut plus le faire. Un dernier mot sur Martin Walser : c’est un homme qui a eu des propos en effet provocateurs et dangereux, mais c’est un homme qui s’est autorisé à le faire. Il a passé une grande partie de sa vie à s’interroger sur cet épisode. Ce qu’il a visé là, c’est la mainmise médiatique sur la mémoire – ce n’est pas aux médias de faire pleurer quand ils le décident. Mais il n’a jamais dit : en finir avec Auschwitz. Lorsque nous avons des accusations aussi énormes à notre disposition, je crois que la moindre des choses serait d’en faire l’usage le plus probe, le plus parcimonieux et le plus tremblant possible. Ne condamnons que d’une main tremblante.
Bernard-Henri Lévy :
En ce qui concerne Ricœur, son livre ne parle pas de la mémoire en général. Il y a, en effet, une réflexion passionnante de Ricœur sur la question du fonctionnement de la mémoire, de ce que c’est qu’une mémoire engorgée, de ce que c’est qu’une mémoire qui ne sait plus oublier, d’une mémoire qui ne sait plus faire le vide, la saturation de la mémoire par elle-même, etc. Ces réflexions-là sont fortes. Elles empruntent ou elles prolongent des textes de Bergson, des textes de Nietzsche qui définit d’ailleurs le ressentiment non pas comme l’excès de mémoire mais plus précisément comme l’engorgement de la faculté d’oubli. Ce n’est pas à ça que je fais allusion. Il y a dans le livre de Ricœur un chapitre où il est question très spécifiquement de la Shoah, et où il ne me semble pas que soit fait droit à ce qui me semble être l’une des singularités de cet événement. Alors, je veux bien le dire « d’une main, d’une voix tremblante ». Mais enfin, la singularité de la Shoah, l’une de ses singularités en tout cas, c’est qu’elle n’est pas justiciable de l’économie générale de la mémoire et de l’oubli, elle n’est pas justiciable de ce fonctionnement là. Le reproche que je fais à Ricœur c’est d’aligner la question de la mémoire de la Shoah sur cette théorie générale de la mémoire, mémoire heureuse, saturation de la mémoire etc.
En ce qui concerne Martin Walser, j’ai regardé cette affaire d’assez près puisque j’ai passé quelques semaines, à l’époque, à faire un reportage pour Le Monde à propos de cet incroyable débat d’idées déclenché par ses petites phrases sur la « massue morale » de la Shoah. Bien sûr, Walser est un assez bon écrivain. C’est une grande conscience progressiste. Mais voilà. Un beau jour, il s’est réveillé – réveillé en tout cas d’une longue veille de la mémoire et non pas d’un long sommeil dogmatique –, et il a dit : « ça suffit ». Et il l’a dit à Ignatz Bubis, pas aux média. Ignatz Bubis, c’est le président des communautés juives d’Allemagne, mort l’année dernière. Il a donc dit à Bubis : votre Shoah est devenue comme une massue morale, nous n’en pouvons plus, nous ne voulons plus vivre avec le fardeau de cette culpabilité-là, avec le poids de ce crime sur nos consciences. C’est ça que dit Walser. Je résumais la chose de manière plaisante en parlant de zapping, en parlant de bogue télévisuel, en évoquant le désarroi d’un homme qui supplie qu’on lui permette d’éteindre son poste de télé – ce qu’au demeurant personne ne lui interdit de faire. Ce que disait Walser c’est que le fardeau devenait insupportable, envahissant. Est-ce que la mémoire d’Auschwitz est devenue telle qu’elle puisse permettre à un écrivain de dire, non plus : « plus jamais ça », mais : « assez de ça » ? C’est la question.
Quant à l’autre question enfin, quant à la question de savoir pourquoi j’oppose la mémoire et la mélancolie, je te répondrais que c’est affaire de tempérament. Dans ma vie d’écrivain, d’intellectuel, d’homme, je suis, comme toi d’ailleurs, un combattant. Ce qui m’importe, c’est me souvenir d’Auschwitz, certes. C’est me faire, avec d’autres, le passeur de ces voix tues. Mais c’est aussi le siège de Sarajevo, la purification ethnique en Bosnie, le génocide du Rwanda, toute chose : tous crimes qui, sans avoir la même ampleur, sans être en rien identifiables à l’absolu d’Auschwitz, sont des crimes qui m’ont bouleversé, qui m’ont mobilisé. Et au service de cette mobilisation, nous sommes un certain nombre, toi le premier, à avoir versé notre horreur première, presque instinctive et en même temps instruite, d’Auschwitz – nous sommes quelques-uns à avoir vécu ces événements bosniaques, rwandais, etc., dans cette espèce de lumière noire dans laquelle nos pères nous ont enseigné à vivre l’histoire qui se faisait. Donc mélancolie, pourquoi pas, mais une mélancolie active, une mélancolie mobilisée. J’évoquais hier un penseur sur lequel peut-être nous ne nous retrouverons pas : Michel Foucault. Il parlait d’une guerre des mémoires. Il parlait du travail de la vérité, du travail de la mémoire, aussi comme de batailles politiques. Pour moi la mémoire peut être le théâtre de batailles de cette nature et c’est la raison pour laquelle elle ne saurait se résoudre au ressassement mélancolique, quelles qu’en soient, à titre privé bien sûr, les justifications.
Benny Lévy :
Alors pour finir, ma question est une question à Bernard, accrochant au vol le terme de rite, mais je l’élargis aussi bien à Alain. C’est une question faussement naïve.
Vous avez été tellement convaincants, tellement lucides, quel que soit le parti pris, par rapport à tous les débats qui ont lieu aujourd’hui. On voit bien que le point qui fait mal, c’est qu'il y a la mémoire mais qu'il faut aussi qu’elle dégorge, qu’elle se fasse, selon l’expression de Ricœur, « mémoire heureuse ». Alors on est à quelques jours d’un « rite » – le mot est détestable mais il a été employé – où nous allons être vraiment très heureux, heureux au point de totalement s'enivrer. De l’effacement du nom de Hitler : on le brûle, on se déguise avec, on en joue. Ce supposé rite, en vérité ce commandement, qui est écriture, celle d’un verset, « zakhor », que dit-il ? Tu dois actualiser l’absoluité du mal de dor en dor, de génération en génération. Et le verset se termine par « Lo tichkah » : tu n’oublieras pas. Il y a un petit signe, un tout petit signe qui dit : « lo », on s’arrête un tout petit peu, donc on oublie le « lo », puisqu’on s’est arrêté, et puis « tichkah’ », « oublieras ». Cette extraordinaire articulation du « zakhor », de la mémoire vivante d’actualisation, et de l’effacement, de l’oubli du nom, du nom mauvais, du nom du mal, se vit heureusement dans ce « rite »-là. Alors voici ma question, affectueuse ? Mais pourquoi ne pas vous tourner vers Zakhor ?
Bernard-Henri Lévy :
Je ne peux pas répondre comme ça, et de manière articulée, à cette question.
Alain Finkielkraut :
La seule réponse d’une naïveté qu’on veut vraie sans doute et convoquée par ta question, c’est : je ne crois pas en Dieu.
Benny Lévy :
Selon Lévinas, le nom de Dieu ne se mêle pas à cette notion de croyance. Je rappelle toujours à mes étudiants la phrase de Merleau-Ponty citée par Sartre : « croire, c’est toujours croire qu’on croit ». Mais quel rapport entre ce croire et ce que nous appelons dans notre langage la « emouna » ? on ne dit pas croire, mais faire crédit.
Alain Finkielkraut :
Un mot simplement : il est vrai que la lecture d’Emmanuel Lévinas a ceci de fascinant qu’elle accueille tout le monde, c’est-à-dire que le lecteur non croyant, non observant peut le suivre jusqu’au bout et même dans le moment où il accueille Dieu dans son texte philosophique ; il me semble que c'est parce que c’est une pensée qui, d’une certaine manière, a vécu, comme je l’ai dit tout à l’heure en citant Levinas, dans le pressentiment et le souvenir de l’horreur nazie ; c’est une pensée qui parle d’un Dieu d’après, d’un Dieu sans promesses, d’une foi, d’une piété sans promesses, et presque d’un Dieu d’après la foi.
Intervenant :
comment ne pas voir un échec de la philosophie de Lévinas dans une possibilité de lecture de ses textes qui ne débouche pas sur un zakhor, nécessité de l’obligation, lui-même ne voulant pas s’attarder sur des textes dits halakhiques ?
Benny Lévy :
C’est une question profonde, grave. Vous me demandez : comment se fait-il que le texte de Lévinas ne conduise pas Alain et Bernard – c’est une libre interprétation de la question mais c’est la question – à se saouler dans une quinzaine de jours ? Est-ce que ce n’est pas une condamnation du texte de Lévinas, texte qui n’enjoint pas, qui ne finit pas par être une vraie écriture, c’est à dire un commandement, texte vain ? Comme la question m'est adressée à moi, je vais répondre, et je répondrai avec la plus grande piété à l’égard de celui qui a été maître en ce qu’il m’a ouvert l’horizon de l’hébreu. L’enjoignement, la nécessité d’existence, c’est quelque chose de très profond. On n’a pas arrêté d'en discuter entre nous, pas seulement pendant le séminaire mais aussi quand on mangeait, quand on se baladait. On ne passe pas de la nécessité intelligible à la nécessité d’existence de manière simple. Il y a parfois des nécessités intelligibles. Alain comprend ce que veut dire Dieu qui vient à l’idée, il y voit une nécessité intelligible ; mais que cette nécessité intelligible se convertisse en nécessité d’existence à partir d’un texte qui reste un texte philosophique, c’est autre chose. Mais comment refuser un texte, celui de Levinas, alors qu’ il dit la nécessité intelligible tout près de se retourner en nécessité d’existence ? Il n’y a pas ce retournement effectif dans le texte, c’est vrai, mais ce retournement effectif ne se trouve que dans une seule écriture, l’écriture de l’enseignement. L’enseignement est plus décisif que ce qui se dit en grec. Mais aujourd'hui, il faut multiplier l'expression de la nécessité intelligible vu l'état extrêmement bas dans lequel se trouve le am Israël, le peuple juif. Nous sommes condamnés à refaire l’itinéraire d’Abraham qui a tout essayé de penser et de comprendre à partir de lui-même, au point de s'exposer… au Révélant.