Promesses et menaces de la science
Promesses et menaces de la science
Claude Allègre, Alain Finkielkraut, François Lurçat
Répliques, France-Culture, le 17 février 1996
Alain Finkielkraut : "Dans un article intitulé "La science homicide", et rédigé au lendemain de la Première Guerre mondiale, c'est-à-dire de l'apparition de la chimie sur le champ de bataille, l'historien Jules Isaac, ami de Péguy, et auteur des célèbres manuels, écrivait : "Ayant été amené par devoir professionnel à considérer le tragique imbroglio dans lequel l'humanité civilisée se débat présentement, j'ai voulu en connaître les causes profondes pour mieux en discerner la signification réelle et l'issue probable ; c'est ainsi que je me vois contraint d'écrire : Au commencement, il y a la science. La valeur de la science n'est ici nullement en cause ; non seulement je ne la conteste pas, mais je la mets au plus haut prix. Ne voulant envisager rien d'autre que le rôle historique de la science, je pose la question de savoir si la civilisation moderne, étant devenue scientifique, et parce que devenue scientifique, ne court, du fait même du progrès scientifique, un danger mortel." Plus de soixante-dix ans après la question effrayée de Jules Isaac, le physicien Claude Allègre dans La défaite de Platon, publié chez Fayard, et le physicien François Lurçat, dans L'autorité de la science, paru aux éditions du Cerf, ont tenté, l'un et l'autre, un bilan de la science à la fin de ce siècle. Je voudrais donc, pour commencer, leur demander si l'inquiétude de Jules Isaac est aussi, est encore, et plus que jamais, ou n'est plus du tout, la leur."
François Lurçat : "Je réponds oui. La question du rôle historique de la science posée par Jules Isaac présente un double aspect : un aspect matériel, et un aspect culturel ou moral. Je me concentrerai, comme je le fais dans mon livre, sur l'aspect culturel. C'est simplement un choix. Tout tourne ici, à mon avis, autour de la conception de l'homme. L'idéologie que développent la majorité des scientifiques, et la majorité des vulgarisateurs, je l'appelle le "physicalisme" : l'idée est que des sciences comme la physique et la biologie sont potentiellement capables de comprendre et de résoudre l'ensemble des problèmes humains. De ce fait, toute la tradition philosophique, littéraire, artistique, qui a affirmé, montré, donné à voir la spécificité absolue de l'homme, ou qui en a développé de mille manières les divers aspects, toute cette tradition est rangée avec les religions sous l'étiquette plus ou moins infamante de "spiritualisme". L'homme, affirme Jean-Pierre Changeux, dans son livre L'homme neuronal, n'a plus rien à faire de l'esprit, il lui suffit d'être un homme neuronal.
Brièvement, deux ordres d'application de ces idées. Premièrement : quel était le fondement théorique de la destruction des Juifs européens par les nazis sous couvert de la Deuxième Guerre mondiale, la Shoah ? C'était d'abord l'idée que la biologie détient le secret de l'homme. Je cite Otmar von Verschuer, qui fut l'un des plus grands biologistes allemands de la première moitié du vingtième siècle ; il écrivait : "Le chef de l'ethno-empire allemand [il s'agit bien évidemment de Hitler] est le premier homme d'Etat qui ait fait des données de la biologie héréditaire et de l'eugénique un principe directeur dans la conduite de l'Etat." La doctrine de Hitler était que dans le développement de l'humanité se produit le même processus de sélection que dans le reste de la nature. Le plus apte, déterminé par des qualités physiques et intellectuelles propres à la race et données une fois pour toutes, avait pour fonction de s'imposer dans la lutte pour l'existence. Les individus et les peuples étaient ainsi répartis sur une échelle de valeurs qui décidait de leurs destins."
Alain Finkielkraut : "Oui, mais nous ne sommes plus aujourd'hui dans un tel moment ! Quel rapport faites-vous donc, François Lurçat, entre cette folie absolue qu'est l'hitlérisme, qui a été combattu par les démocraties, et la science, telle que les démocraties précisément la pratiquent ?"
François Lurçat : "Ce qui me désole, ce qui m'inquiète, le mot est trop faible, c'est que les scientifiques, nos contemporains, n'ont pas tiré les leçons de cette expérience. Bien entendu, tout homme honnête considère la Shoah comme une abomination ; mais aujourd'hui, la conception du rôle de la biologie dans les affaires humaines est, dans l'idéologie qui acceptée et propagée par la majorité des scientifiques et des vulgarisateurs, essentiellement la même que chez les éminents biologistes et anthropologues de l'Allemagne des années trente et quarante. Pas de malentendu, je ne suis pas en train d'accuser les scientifiques actuels d'être des partisans de la Shoah, je dis seulement que la leçon n'a pas été tirée !"
Alain Finkielkraut : "Il me semble à vous avoir lu, Claude Allègre, que vous êtes moins angoissé par la science, ses dérives idéologiques et son hégémonie intellectuelle, que pour la science, dans un monde où vous avez le sentiment qu'elle n'a pas tout à fait le rôle qui pourrait être le sien, notamment en France ?"
Claude Allègre : "Oui, je pense que la science fait changer le monde. Mais elle ne contribue pas à le guider. Elle s'est petit à petit ségréguée dans un rôle technique, spécialisé, et n'est plus au coeur de la culture. De ce point de vue, la France est exemplaire. Il y a, d'un côté, le changement du monde, qui est le résultat de la science, et de l'autre, les spectateurs affolés, qui voient ce changement, sans en comprendre ni les ressorts, ni les buts, ni les finalités. Je crois qu'il est capital de remettre la science au coeur de la culture. Voilà le point qui est essentiel. Par rapport à ce qu'a dit Monsieur Lurçat, je ne fais pas partie des scientifiques qui pensent que la science explique tout. Et ma crainte ne vient pas seulement des biologistes, elle vient des physiciens qui, par exemple, croient que parce qu'ils ont trouvé des équations, ils ont expliqué le monde ; je crois pour ma part leurs équations provisoires et qu'un jour, on trouvera d'autres modèles plus performants, plus généraux, avec d'autres équations. L'enseignement de la science est, pour moi, celui de l'incertitude, surtout pas de certitudes se transformant en pouvoir. Qu'il y ait des déviations, je le crois aussi, dues à ce double mouvement de ségrégation des scientifiques et de confiscation de la science."
Alain Finkielkraut : "Donc, il faut combattre la confiscation de la science, la replacer dans la culture grâce à une rénovation de l'enseignement ?"
François Lurçat : "Oui, certainement. Les physiciens qui pensent expliquer le monde en trouvant une équation, je partage l'ironie de Claude Allègre à leur égard. Si la science n'est plus au coeur de la culture, comme elle le fut, par exemple, aux dix-septième et dix-huitième siècles, c'est pour des raisons très variées, dont certaines engagent la responsabilité des scientifiques. Prenons le problème de l'enseignement, que vous venez d'aborder, Claude Allègre. Il y a, en France, comme dans d'autres pays démocratiques, un illettrisme massif. Or, quel est le remède proposé à la crise par les autorités politiques ? Essentiellement, une scientification toujours plus poussée de l'enseignement. Il s'agit, pour l'enseignement des rudiments, de détruire les méthodes traditionnelles d'enseignement de la lecture et de l'écriture, et de les remplacer par des méthodes fondées sur les travaux de spécialistes : psychologues, sociologues, spécialistes des sciences de l'éducation. Est-il légitime de considérer comme obsolète le savoir empirique accumulé par des générations de maîtres et de maîtresses d'école, depuis les débuts de la Troisième République, et de dire : tout cela ne vaut rien, parce que seule compte la science ? Voilà, me semble-t-il, une forte raison pour laquelle la science n'est pas au coeur de la culture."
Alain Finkielkraut : "Arrêtons-nous un petit peu à ce problème. S'agit-il, en l'occurrence, de science quand on parle de sciences de l'éducation ou s'agit-il d'une idéologie de la science ? Et, parce que cette question est très sensible, pourriez-vous expliciter brièvement où est le ravage ? Vous exprimez une inquiétude immense devant les dévastations que la méthode globale a provoquées dans l'enseignement de la lecture."
François Lurçat : "Je pense, en effet, qu'il s'agit de doctrines et de pratiques qui portent abusivement le nom de science. Autrement dit, ma démarche consiste à prendre la défense de la science. Mais il y a une confusion fondamentale : qu'est-ce qu'on appelle "science" ? Sont-ce des idéalités et des pratiques qui obéissent à certains critères de rigueur et de systématisme, et aussi d'adaptation à leur objet ? Ou bien, est-ce simplement l'activité de tous ceux qui sont rémunérés en tant que chercheurs, ce que nous appelons, dans un article, que nous avons écrit en commun Liliane Lurçat et moi, la "social-science", qui se présente sous les dehors sociaux de la science ?"
Alain Finkielkraut : "Avez-vous l'impression aujourd'hui que la social-science est en train de confisquer la science ?"
François Lurçat : "Cela dépend des branches. Mais en ce qui concerne les sciences de l'éducation, je considère que ce sont des pures social-sciences, de pures apparences de sciences."
Alain Finkielkraut : "Et pour ce qui est de cette méthode de lecture, que lui reprochez-vous, et comment la définir ?"
François Lurçat : "L'apprentissage de la fusion syllabique, le "b-a ba" est proscrit et ridiculisé, remplacé par la fameuse "méthode globale", selon le terme utilisé par les parents d'élèves, dont elle est la bête noire, mais qui n'est pas utilisé dans le rapport Migeon de janvier 1989, les spécialistes des sciences de l'éducation ne l'utilisant plus, justement en raison de sa trop mauvaise réputation. Que fait le bon lecteur, selon eux ? Il construit directement du sens à partir d'une perception visuelle, il "prend du sens avec les yeux". On ajoute que la lecture à haute voix présente un réel danger. L'apprentissage de la lecture à haute voix, c'est second, par rapport à l'apprentissage de la lecture. Il faut reconnaître le mot dans sa globalité. Quatre phases de l'apprentissage sont dégagées par des chercheurs en sciences de l'éducation et érigées en dogmes. Vous voyez là une manifestation particulièrement frappante du primat de la théorie, de plus d'une théorie fausse. Le travail de ces chercheurs est publié en 1987. Il devient obligatoire en janvier 1989."
Alain Finkielkraut : "Vous êtes concerné, Claude Allègre, puisque vous avez travaillé, à la même date, au ministère de l'Education. Ne voit-on pas là la "social-science" s'emparer de la science ?"
Claude Allègre : "Au ministère de l'Education, comme vous le savez, j'étais chargé de l'enseignement supérieur. Je ne me suis que peu occupé du reste. Mais ma mère, directrice d'école maternelle, a été parmi les pionnières qui ont montré que la méthode globale ne marchait pas, il y a trente-cinq ans de cela, je n'ai donc pas d'objections à ce que dit Monsieur Lurçat. Par ailleurs, j'appartiens à une université où se sont développées les sciences de l'éducation, contre lesquelles j'ai été obligé de lutter, considérant qu'il y avait abus. La psychologie sera peut-être une science dans trente ans ou quarante ans, mais pour l'instant, c'est une discipline qui en est aux prémices. Je crois que le vrai problème dans l'enseignement n'est pas méthode globale ou non. Le premier problème de l'enseignement actuellement, c'est un problème de choix. Les connaissances augmentant d'une manière considérable, on les a accumulées en augmentant horaires et programmes sans avoir le courage de faire des choix. Les élèves sont destructurés et ignorants des choses fondamentales. Pour prendre un exemple, je souhaiterais que le collège soit centré sur l'idée "décrire et écrire", la description étant liée à l'écriture ; et la maîtrise de l'écriture est la première chose qui doit être enseignée en science.
Je voudrais revenir à la science proprement dite. Si je fais l'effort d'écrire pour montrer que la science peut être expliquée simplement, c'est que je considère que cet effort est insuffisant, la responsabilité des scientifiques étant générale. C'est vrai, Monsieur Lurçat, qu'un certain nombre de scientifiques se conduisent comme des barbares, c'est vrai, mais il faut bien comprendre que ceci est l'expression du spiritualisme français. Les Français sont profondément catholiques, dogmatiques, et lorsqu'ils deviennent anticléricaux, ils restent aussi dogmatiques ; ils croient au scientisme, comme ils ont cru au marxisme, après avoir cru au catholicisme, comme à des vérités. Au contraire, la science est l'enseignement du relativisme, comme le montre assez l'histoire des sciences ; c'est vrai qu'une certaine science, croyant avoir tout compris, devient hégémonique et dangereuse."
François Lurçat : "Ce n'est pas un problème spécifiquement français, ce n'est donc pas la peine d'en chercher la cause profonde dans les particularités spécifiques de la France."
Claude Allègre : "C'est plus marqué en France qu'en Grande-Bretagne ; en Grande-Bretagne, le mathématicien pur n'est pas vénéré et tenu pour le fin du fin comme en France. Les sciences naturelles, l'observation, sont respectées avant toute chose."
Alain Finkielkraut : "Il n'est pas sûr que vous définissiez le problème de la même façon. Ce problème que vous posez, Claude Allègre, est peut-être mieux résolu en Grande-Bretagne qu'en France, mais le problème que François Lurçat a en tête n'est pas tout à fait le même."
François Lurçat : Oui, mais je voudrais dire un mot sur les mathématiques. Vous partez, Claude Allègre, d'une idée qui me semble tout à fait juste, à savoir que le primat des mathématiques est excessif dans l'enseignement français ; mais à partir de là, vous en arrivez à des excès, comme l'affirmation "les mathématiques ne sont pas une science", que je désapprouve."
Claude Allègre : "Non, j'ai dit que ce n'est pas une science comme les autres. Une science naturelle, son test c'est le réel ; les mathématiques, leur test, c'est la cohérence. Les mathématiques, c'est une autre activité, tout à fait noble, mais qui n'est pas substituable aux sciences de la Nature."
Alain Finkielkraut : "Je vais lire un extrait de votre livre La défaite de Platon, où vous définissez le problème et où vous explicitez le titre : "En France s'est développée, plus qu'ailleurs, l'idée que dans le développement scientifique, l'abstraction est plus importante que l'observation et l'expérience, que le raisonnement déductif l'emporte sur le cheminement inductif. C'est cette école de pensée qui s'est donné les mathématiques pour emblème que nous appellerons l'école platoniciste ; elle s'est emparée de l'enseignement des sciences, et par là de l'image que l'on a de la science, réalisant un véritable hold-up intellectuel. C'est ainsi que les mathématiques et leur mode de raisonnement ont envahi l'enseignement des sciences et toute la formation des esprits.
François Lurçat, est-ce ainsi que vous voyez les choses ?"
François Lurçat : "Le problème est d'une tout autre ampleur. D'abord, je suis extrêmement inquiet quand on veut réformer l'enseignement à partir d'idées, même si elles ont une composante raisonnable. Le problème est beaucoup plus général, il s'agit de comprendre quelle est la place des sciences dans le tout de l'activité de la culture, de la pensée humaine. Il s'agit de savoir d'abord si on accepte le physicalisme, c'est-à-dire l'aplatissement des sciences sur les sciences physiques ou qui s'inspirent de la physique, deuxièmement si on accepte l'aplatissement du monde de la vie sur le monde de la science. Or, une idée fondamentale est que le monde de la vie, c'est-à-dire le monde dans lequel nous vivons et que nous percevons dans nos activités quotidiennes, que nous soyons scientifiques ou non, est infiniment plus vaste, plus riche que le monde de la science. La science devenue idéologie, exerce aujourd'hui, sur les gens, un effet de déréalisation puisqu'elle fait douter de la réalité du monde de la vie. On donne la parole aux scientifiques (vrais ou faux) à propos de tout. Cela dit, encore un point : il y a des sciences humaines authentiques."
Claude Allègre : "Sur ce point je n'ai pas de divergence. Je ne suis pas un scientiste. Je crois que chaque fois qu'on avance dans le domaine scientifique, on découvre un monde d'ignorance encore plus grand que celui qu'on connaît."
Alain Finkielkraut : "Vous opposez l'abstraction mathématique à une connaissance plus naturelle."
Claude Allègre : "Non, je voudrais être plus explicite et ne pas être caricaturé. J'ai dit que le passage du concret à l'abstrait est un élément essentiel. La science n'avance que par ce va-et-vient. Si on enlève l'un d'eux, ça ne marche pas. J'ai même dit qu'une observation sans théorie n'a pas de sens. Les Français ont tendance à négliger les faits en fonction de ce qu'ils croient vrai, et je souhaite que dans l'enseignement les faits constituent le test ultime."
Alain Finkielkraut : "Je voudrais préciser une question. Il y a des réalités, celles du "le monde de la vie", qui ne sont pas accessibles à la science. Est-ce qu'il n'y a pas une réalité du monde, qui n'est pas la réalité scientifique, et dont on a besoin ?"
Claude Allègre : "Si vous voulez me faire dire que la science n'a toujours pas avancé d'un pouce pour expliquer ce que j'appelle l'absurdité du monde, c'est-à-dire pourquoi nous sommes ici, d'où nous venons, où nous allons, comment nous nous comportons les uns avec les autres, c'est l'évidence même. La science n'offre pas une solution complète aux problèmes qui se posent et quiconque pense cela, là je suis d'accord avec Lurçat, conduit à une forme de dictature."
Alain Finkielkraut : "François Lurçat, j'aimerais que vous alliez plus loin dans cette réflexion husserlienne, que vous menez tout au long de votre livre, sur la différence entre le monde de la science et le monde de la vie. Cette différence, je la vois à l'oeuvre dans cette phrase de Claudel : "Pour savoir toute la tristesse qu'il y a en France, il faut avoir été un enfant, en novembre, qui ronge une pomme à côté d'un vieux lavoir."
Je trouve que sur la tristesse, sur l'enfance, sur la France, une vérité est dite qu'il n'appartient pas à la science de saisir. Je voudrais vous demander de continuer dans cette voie. Qu'est-ce que c'est cette différence entre le monde de la vie et le monde de la science ? Pourquoi est-ce si important de la préciser ?"
François Lurçat : "Cette différence, c'est l'évidence même. L'inquiétant est que l'on soit obligé de l'affirmer et de la justifier, car si nous regardons n'importe quelle science authentique, que voyons-nous ? On constitue les faits à étudier grâce à des méthodes mises au point par tâtonnements, ensuite on découpe une partie de la réalité pour l'étudier. Ceci à peu à voir avec la démarche que nous avons tous dans la vie quotidienne, et qui consiste à avoir des rapports avec autrui. Ce que dit Husserl me semble intéressant. Il parle des mathématiques ou de la physique, dont il faut retrouver l'origine des concepts dans le monde de la vie même. Il y a séparation,éloignement de cette source qu'est en définitive le monde de la vie. Toute science est hypothétique et régionale. Elle procède par hypothèses, et découpe une région de l'être."
Alain Finkielkraut : "Claude Allègre, je voudrais revenir à une autre question qui rejoint l'inquiétude exprimée par Jules Isaac. La guerre a montré que la science et le progrès pouvaient diverger. Est-ce qu'on ne peut pas aujourd'hui se poser la question de manière encore plus angoissée que Jules Isaac, après tout ce que le siècle a donné ? Je me demande si vous la posez vraiment. Au début de votre livre, vous dites qu'au fond, notre monde est enténébré, et que c'est sur la science qu'on peut compter, comme source de connaissances pour illuminer l'avenir. Vous dites que cet homme qui a compris les lois de la nature devrait maîtriser son destin. Il y a donc là, en quelque sorte, la profession de foi des Lumières, la science libératrice, une libération qui passe par la maîtrise ; et vous faites l'éloge du Mouvement, mot auquel vous accolez une majuscule, en disant qu'il désigne l'accroissement des connaissances, l'amélioration des conditions de vie. La lutte contre la maladie et l'injustice, c'est, au fond, le travail de la science. Mais ce mouvement, sait-on où il va ? Ne s'est-il pas de lui-même émancipé de toute finalité ?
Je donnerai trois citations qui vont dans ce sens. Ernst Jünger écrit quelque part : "Les inventions nouvelles s'abattent dans les domaines les plus variés avec l'arbitraire de projectiles." Heidegger, qu'on peut écouter de temps en temps : "L'effort inlassable de la science, lorsqu'elle suit uniquement, les yeux fermés, l'impatience qui l'entraîne, harasse l'homme et la Terre dans leur être le plus intime." Et Michel Henry : "La technique fonce en avant comme une fusée interplanétaire, sans savoir d'où elle vient, où elle va, ni pourquoi." On est beaucoup moins sûr aujourd'hui des finalités que du temps des Lumières, voilà pourquoi l'inquiétude de Jules Isaac a encore un sens aujourd'hui."
Claude Allègre : "Si vous me permettez de vous répondre sur ces trois problèmes - je crois qu'il y a une grande confusion sur ce qu'on appelle science. Ne parlons pas de Heidegger qui n'a jamais rien compris à la science, ni à autre chose. Personnellement, je comprends difficilement la popularité de Heidegger dans le monde philosophique, jusqu'à ses positions sur les Juifs, qui sont lamentables."
Alain Finkielkraut : "Personne ne défend les positions de Heidegger, mais nous sommes quelques-uns à penser que sa pensée ne se réduit à ses positions, et qu'elle est éclairante."
Claude Allègre : "Je pense qu'un homme est global. Je ne veux pas croire qu'un homme qui a fait une déviation sur un problème aussi grave puisse penser d'une manière droite sur d'autres sujets. C'est mon point de vue sur Heidegger. Je n'ai pas envie d'en débattre.
La question est celle dela déviation de la science. La science étant exogène, par rapport à la culture, à la pensée, la science développe, comme dit Jünger, un certain nombre de choses qui vous tombent sur la figure. Mais ce n'est pas la science, ce sont les résultats de la science. C'est la parabole du couteau : l'invention du couteau est-elle bonne ? Elle permet les crimes et de bonnes choses. On ne sort pas de ce problème. Ce qui m'intéresse, c'est que la science doit être au coeur de la pensée, sans être dissociée de la pensée philosophique et de la culture. Science et philosophie se sont éloignées, pour des raisons techniques, d'où un manque de réflexion sur la signification de la science. Je reproche à l'enseignement scientifique de préformer des scientifiques, alors qu'il devrait former des citoyens. Il faut enseigner davantage un esprit qu'une technique."
François Lurçat : "Cet éloignement de la science et de la philosophie doit être pensé concrètement, en prenant des exemples. Ainsi, la nature de l'abstraction mathématique, la nature des objets mathématiques. Claude Allègre, dans son livre, se réfère à la discussion entre Alain Connes et Jean-Pierre Changeux qui a été publiée sous le titre Matière à penser. On a vraiment l'impression que Jean-Pierre Changeux pénètre dans la pièce où des philosophes et des mathématiciens sont en train de discuter depuis des siècles sur la nature des mathématiques, botté et casqué avec L'homme neuronal sous le bras : "Maintenant ça suffit, tout cela c'est neuronal, et le reste n'est rien." Quand on dit "c'est neuronal", on n'a strictement rien dit, parce que cela revient à dire qu'on ne peut pas penser sans cerveau, ce dont personne ne doute. Mais on ne peut pas non plus penser sans avoir un corps. Cette façon qu'a un spécialiste des neurones d'affirmer que tout est neuronal est un exemple des démarches qui ont conduit, du côté des scientifiques, à cet éloignement entre science et philosophie que, bien entendu, je déplore comme Claude Allègre. Mais essayons d'être moins péremptoires si nous voulons renouer avec les philosophes."
Claude Allègre : "Je cite Jean-Pierre Changeux, mais dans ce débat avec Alain Connes, quelque chose est typique de l'état d'esprit français. C'est la question d'Alain Connes à Jean-Pierre Changeux : "Ce que je pense dans mon esprit est-il moins vrai que ce que vous observez avec vos yeux ?" Si la science consiste à admettre qu'il y a douze planètes parce que c'est un nombre d'or, ou six quarks parce que c'est un nombre magique, etc., là, je suis formel : cette manière de penser, a priori, sur une espèce d'inspiration, c'est une pensée religieuse. Pour quelqu'un qui veut penser d'une manière rationaliste, cette manière de faire n'est pas admissible."
Alain Finkielkraut : "François Lurçat, il semble que pour vous, Changeux soit une cible privilégiée, non pas sans doute que vous en ayez à la personne. Mais qu'est-ce qui se révèle, selon vous, des travers du scientisme ou de la science contemporaine dans son travail ou dans les neurosciences, en général ?"
François Lurçat : "Jean-Pierre Changeux, spécialiste de la neurobiologie, utilise le concept de neurosciences, un concept amalgamant qui veut faire passer sous l'autorité de la neurobiologie l'ensemble des sciences humaines. Il déclare, comme je vous le disais tout à l'heure, que l'homme n'a plus rien à faire de l'esprit, qu'il lui suffit d'être un homme neuronal, ce qui me paraît fondamentalement choquant et scandaleux."
Alain Finkielkraut : "Avez-vous le sentiment que cette idée, par-delà Changeux, joue un rôle dans l'idéologie scientifique d'aujourd'hui, dans les comportements actuels ?"
François Lurçat : "Sûrement, parce que c'est un peu l'idéologie du scientifique moyen. Il est tellement polarisé sur le fait de considérer ses semblables comme des systèmes physico-chimiques, ce qu'ils sont bien entendu en un sens, mais de les considérer seulement comme cela, qu'il en arrive à ne pas comprendre que l'esprit est, comme le dit Lévinas, de nature éthique, c'est-à-dire qu'il est dans ma relation avec autrui."
Alain Finkielkraut : "Vous dites d'ailleurs, en citant Lévinas, que la morale a un droit d'aînesse sur la science."
François Lurçat : "Oui, je le pense, c'est fondamental. L'idéologie du scientifique, qui n'arrive pas à sortir de l'univers de son laboratoire, aboutit à des monstruosités, dont la plupart des gens qui professent cette idéologie ne se rendent même plus compte. C'est, pour eux, une sorte d'évidence. Ce qui me désole, c'est que l'on reprend ces idées qui, d'une autre manière, ont été celles des nazis, ce naturalisme extrême, comme s'il ne s'était rien passé."
Claude Allègre : "Je ne fais pas partie des gens qui pensent que les relations avec autrui sont moins importantes que la connaissance du fonctionnement de tel médiateur neurochimique. Mais enfin, je suis au regret de vous dire que vous faites une erreur. Ce qui pénètre aujourd'hui, c'est la secte Moon ou le Temple du ciel, l'irrationnel le plus complet. Précisément parce que les gens sont ignorants des bases de la science, l'on est passé complètement de l'autre côté du cheval. La science ne menace pas philosophiquement, car elle n'existe plus dans la pensée moderne. Dans les gouvernements français, depuis trente ans, il n'y a pas deux personnes qui savent que lorsqu'on lance un objet en dehors d'un satellite, l'objet suit le satellite. La plupart des gens pensent qu'il va tomber sur Terre. Aujourd'hui, on n'est pas sous la menace scientifique, on est dans l'inculture généralisée, on est dans la menace de l'irrationnel, de l'absurde."
Alain Finkielkraut : "Il y a un lien, que Friedrich Hayek avait lui-même remarqué il y a longtemps, entre ignorance et civilisation. Selon lui, notre civilisation fait certes reculer l'ignorance, mais cette idée si familière tend à nous dissimuler ce qu'elle a de plus important. à savoir que la civilisation repose sur le fait que nous bénéficions tous de connaissances que nous n'avons pas. Donc, plus notre univers sera scientifique, moins nous en saurons. C'est vrai que ça nous fait vivre dans une commodité merveilleuse : on ne sait pas, et ça marche quand même. Et je voudrais ajouter aussi, sur ce problème de l'irrationalité d'aujourd'hui, que, à la différence de ce qui se passait à l'aube des temps modernes avec le procès de Galilée, l'intégrisme vise davantage la littérature que la science. La fatwa, ce n'est pas le procès de Galilée."
Claude Allègre : "Vous êtes informé au sujet de Salman Rushdie, mais vous n'êtes pas informé des poursuites, en Iran, contre des scientifiques qui ne sont pas des gens aussi connus. Mais l'attaque est la même."
Alain Finkielkraut : "On a quand même le sentiment que, dans ces pays-là, le développement scientifique est recherché, et associé à la religion."
Claude Allègre : "Dans un pays que vous estimez sans doute autant que moi, où j'ai vécu un certain nombre d'années, à savoir les Etats-Unis d'Amérique, on a poussé quelqu'un à quitter le service géologique national parce qu'il avait écrit un livre affirmant que l'âge de la Terre était de 4,5 milliards d'années, et qu'un sénateur créationniste de l'Iowa pense que la Terre a l'âge annoncé par l'archevêque Uscher, quatre mille et quelques années, ce qui est dit dans la Bible. Il y a des procès en Californie, dans le Minesota en Alabama pour qu'on enseigne que la Terre a quatre mille ans dans les écoles publiques et que l'évolution biologique n'existe pas. L'attaque contre la science est bien là, aujourd'hui."
Alain Finkielkraut : "La science serait à notre époque au fond plus menacée que menaçante ?"
François Lurçat : "L'un n'empêche pas l'autre. D'ailleurs, je préfère qu'on ne dise pas "la science", mais "idéologie qui s'appuie sur la science et qui la déforme". Car, encore une fois, l'idéologie consiste à étendre abusivement et indéfiniment le domaine de validité des concepts, alors qu'au contraire, la démarche de la science est toujours régionale et hypothétique."
Alain Finkielkraut : "Je voudrais citer une personnalité absolument incontestable, pour en revenir à ce problème du divorce de la science avec l'idée de progrès, ou peut-être de l'infléchissement de l'idée de progrès en développement, en processus, dont on ne sait pas très bien où il va. Dans votre livre, François Lurçat, vous citez une conférence de Vaclav Havel, "La fin de l'ère moderne" ; selon lui la fin du communisme est un message adressé à l'humanité tout entière, message que nous sommes loin d'avoir déchiffré et compris, et qui signifie la fin de l'époque moderne caractérisée par la croyance en une connaissance omnipotente. Selon cette croyance, le monde était gouverné par des lois en nombre fini, entièrement concevables. Le communisme a été l'exagération perverse de cette tendance, une tentative d'organiser la vie selon un petit nombre de propositions. Il faudrait changer notre attitude envers le monde, changer notre rapport à l'être, changer peut-être de paradigme. N'est-ce pas le problème auquel nous sommes confrontés que de tirer les leçons du siècle de la Shoah, mais aussi du communisme. N'est-ce pas cette exigence, à laquelle nous sommes d'ailleurs incapables de souscrire : changer de paradigme, trouver un autre rapport à l'être que celui qui, gouverné par la science, nous engageait à toujours plus de maîtrise ?"
Claude Allègre : "Je n'ai jamais eu de sympathie pour le communisme, et j'en ai compris l'esprit totalitaire très tôt. Tout mon livre est écrit pour démontrer qu'il n'y a pas une connaissance finie du monde, que la science n'est pas triomphante mais pleine d'inconnu, avec un doute permanent. J'affirme - je vais faire frémir mes collègues physiciens - que l'équation de Schrödinger sera un jour dépassée, je pense que tout est provisoire en science. Ce qui existe, c'est la tentation de quelques scientifiques à se prendre pour Dieu et à penser qu'ils ont, à l'aide de quatorze équations, la solution à tous les problèmes. Pour moi cette attitude c'est une certitude, donc une religion, donc un danger comme l'a été le marxisme militant."
Alain Finkielkraut : "François Lurçat, votre commentaire sur cette constatation de Havel ?"
François Lurçat : "Je pense que Havel a profondément raison. C'est dans la démarche littéraire et philosophique que l'on trouve aujourd'hui des ressources pour combattre cette perversion d'esprit. Parmi les dissidents, en Union soviétique, il y eut des physiciens tout à fait remarquables comme Orlov, mais il y a eu aussi beaucoup de littéraires, d'écrivains. C'est dans tout ce qui nous permet de revenir à une conception plus modeste et donc plus authentique de la science, c'est là qu'il faut chercher, en partie, des réponses à la question que vous posez."
[Prise de son : Jean-Louis Boissonnade, réalisation : Ghislaine David.]