J'avoue tout
"J'avoue tout"
Alain Finkielkraut
Le Monde, vendredi 7 juillet 2000
Percé à jour par Philippe Sollers («Les nouveaux bien-pensants», Le Monde du 17 juin), confondu par Claude Lanzmann («Ils sont partout !», Le Monde du 1er juillet), dépouillé par l'un et l'autre de tous mes alibis et de tous mes faux-semblants, je suis acculé, je n'ai plus le choix, je ne peux plus continuer à bluffer ni à feindre. L'heure a sonné pour moi de passer aux aveux et de révéler le fond de mon âme. Longtemps mon patronyme a fait illusion ou diversion, mais le voile se déchire, l'insoutenable vérité apparaît en pleine lumière: je suis antisémite. L'antisémitisme est mon choix originel et la clé de tous mes engagements.
Avec une clairvoyance phénoménale, Lanzmann a tapé dans le mille : j'exècre le monde dont je viens. Moi dont la famille a été presque entièrement anéantie dans les camps et les ghettos de Pologne, je n'ai qu'une idée en tête : effacer Auschwitz, débarrasser l'humanité de l'encombrant souvenir de la Shoah, oublier toute cette histoire, changer de sujet, repartir de zéro, tourner la page.
C'est pour mieux camoufler ma négationniste volonté d'en finir que j'ai consacré en 1982 un essai à l'affaire Faurisson et - Lanzmann, magistral herméneute, l'a démontré de manière irréfutable - c'est pour dire «bouclez-la!» aux voix venues de l'autre rive que j'ai écrit mon dernier livre.
En dénonçant tout récemment la pétition contre un écrivain signée par les plus hautes personnalités de la vigilance et où le mot «criminel» revient quatre fois, j'ai agi en digne émule des procureurs staliniens et de l'accusateur public du IIIe Reich. En décidant de lire attentivement les écrits de l'inculpé pour juger par moi-même loin de la foule déchaînée, j'ai joué à l'impartial et j'ai dissimulé sous le manteau du scrupule ma complète absence d'émotion, mon coeur froid comme de la glace.
Ce n'est pas la probité qui m'anime, c'est la cupidité et c'est la complaisance. Ce n'est pas la carrière du vrai qui m'intéresse, c'est la mienne. Comme l'a bien vu Lanzmann, je me suis jeté, tête baissée, dans le paradoxe pour assurer ma promotion - ce créneau est très porteur - et pour prendre, avec Renaud Camus, la relève de Le Pen qui commence à accuser la fatigue. Assez finassé, en effet: l'auteur de La Campagne de France est mon camarade de combat, nous sommes de mèche, moi et ce littérateur médiocre, ce plumitif hitlérien qui pousse l'outrecuidance jusqu'à se parer d'un nom admirable: pourquoi pas Renaud Sartre, pendant qu'il y est?
Si l'étrange objet de ma sollicitude se dit «Français par l'appel du 18 Juin», et s'il confesse son «immense admiration pour l'attitude britannique pendant la seconde guerre mondiale» ainsi que sa «grande humiliation de l'attitude française» (la défaite, la collaboration, les dénonciations), ne vous y fiez pas: il cache son jeu, il donne le change.
La France qui renaît en lui, c'est - le sagace Lanzmann, là encore, ne s'y est pas trompé - la France que j'aime, celle qui a organisé la déportation de mon père et le voyage sans retour de mes grands-parents : la France rafleuse, fanatique et veule de Je suis partout.
C'est parce que l'anticonformisme de Jörg Haider me subjugue absolument que je suis resté insensible à l'appel au boycottage du Festival de Salzbourg lancé par la Résistance européenne et que j'ai même fondé, pour tous les Autrichiens désireux de s'inscrire, «un club des mal-pensants et des Français de souche».
C'est parce qu'au lieu de regarder Shoah en boucle, je lis et relis, entre autres, La Trêve ou Si c'est un homme, que j'ai pu reprocher à Philippe Meirieu de s'appuyer abusivement sur l'oeuvre de Primo Levi pour destituer la parole des professeurs. Or, j'en prends conscience trop tard et le rouge au front, je n'aurais jamais dû me laisser détourner de Shoah. Car la Shoah, c'est la Shoah. L'oeuvre, c'est la chose. Le monument, c'est l'événement. L'anamnèse de la douleur se confond avec le destin de l'auteur. Négliger celui-ci, c'est insulter celle-là. Honorer les morts, à l'inverse, c'est encenser Lanzmann. Le devoir de mémoire est un devoir d'adulation.
Le deuil de l'humanité s'atteste, depuis le film, dans le panégyrique interminable de celui qui l'a fait. Il faut vraiment que je sois le plus monstrueux des hommes pour trouver ce culte bizarre et pour refuser toutes ces identifications. Je porte, par surcroît, d'horribles chaussures blanches. Mort à moi!