L’homme du retour
L’homme du retour
Alain Finkielkraut
Le Nouvel Observateur, 23-29 octobre 2003
Hommage à Benny Lévy
En 1978, au sortir de sa période gauchiste, Benny Lévy a découvert, émerveillé, l’œuvre de Lévinas. Et dans Levinas, il a lu ceci : « Il ne suffit pas de faire le bilan de ce que “nous autres Juifs” nous sommes et de ce que nous ressentons aujourd’hui. Nous risquerions de prendre un judaïsme compromis, aliéné, oublié ou gêné, ou même mort, pour l’essence du judaïsme. On ne prend pas conscience comme on veut ! L’autre voie s’offre – l’unique – l’escarpée : aux sources, aux livres anciens, oubliés, difficiles, dans une étude dure, laborieuse et sévère. » Benny Lévy a fait confiance : malgré l’ampleur gigantesque de la tâche, il a suivi la voie indiquée par Lévinas au lieu de se contenter de la traduction lévinassienne de la sagesse juive. Les hommes de progrès regardaient comme une bête curieuse cet homme du retour, bardé de commandements, et qui allait chercher sa pitance intellectuelle dans de « vieux traités vermoulus ». Ils avaient tort. Le véritable obscurantisme d’aujourd’hui, c’est la superstition du progrès. Comme il est dit dans Le Meurtre du Pasteur (Éditions Grasset/Verdier), nous habitons « l’empire du rien ». Notre monde est celui du « tout se vaut », du « tout est égal », c’est-à-dire du nihilisme. L’âge moderne se devrait donc d’être enfin modeste car il n’a plus de quoi renvoyer dans les ténèbres du révolu les paroles qui lui sont antérieures. Ancrée dans l’immémorial, la parole de Benny Lévy me rappelait à l’ordre d’une autre manière d’être et d’une autre exigence que l’affairement perpétuel. Jamais il n’aurait fait de moi un « craignant Dieu », mais je vérifiais à son contact que la raison des Lumières n’avait pas le monopole de la raison et, quand tant de philosophes virtuoses jouent avec les concepts, le sérieux de son questionnement me contraignait à l’essentiel. Pour vivre, c’est-à-dire pour entretenir la flamme de la pensée, j’avais besoin de ses interpellations, de son harcèlement, de sa brusquerie, de sa bonne violence. On me dit qu’il est mort. Et moi, hébété, incrédule, je n’arrive pas à réaliser que je ne l’entendrai plus.