Chaos Symbiotique
Titre : Chaos Symbiotique 1
Auteur : Chroniques du Rezo V [Cybermad]
Date :
Le ciel avait son habituelle couleur de déprime anxieuse, sous le plexiglas crasseux des dômes. Néo-Paris s'asphyxiait consciencieusement sous les vapeurs combinées des usines et des hydrocarbures.
Laura Graff se sentait déplacée dans cet amoncellement de rebuts du siècle précédant. Des carcasses de voitures à essence, d'avions à hélice ou de jets finissaient de rouiller, amalgamées au hasard en collines déchiquetées et rouillées. Mais qu'est-ce qu'il lui avait pris d'accepter un rendez-vous dans un coin aussi pourri, même pour un scoop de cette importance...
Laura contempla son reflet dans un bout de rétroviseur constellé de chiures de mouches : brune, des yeux bleus profonds, un visage ovale, des traits fins et délicats, que seules les commissures des lèvres venaient troubler, lui donnant un air tour à tour mutin ou inquiétant, selon son humeur. Elle portait un treillis spatial gris passe-partout et des rangers anti-grav. Cette tenue avait le double avantage de s'adapter parfaitement au lieu, et de masquer ses formes un peu trop généreuses pour ce trou à rat, où les pires déviants et détraquées nichaient par clans entiers.
Elle verifia sa check-list logicielle, histoire de tuer le temps. Une puce greffée sur son nerf optique retransmettait, à la demande, l'image qui se formait sur sa rétine vers un moniteur placé dans les bureaux de la Legamax, la compagnie de sécurité privée, où vers les studios de KAOS TV, la chaîne pour laquelle elle poireautait en ce moment, dans cet amas de fange nauséabonde. Il allait leur coûter cher, le résultat de son enquête !
De l'arrière du cadavre cannibalisé d'un ancien bus scolaire sortit un animal étrange. Elle crut tout d'abord avoir à faire à un chien mutant, résultat hasardeux de la sur-pollution et des fuites chimiques ou radioactives des zones industrielles périphériques. Mais quand il fut en pleine lumière, Laura reconnu un des anciens combattants du conflit Chinois. Les grossiers câbles sensitifs qui sortaient de ses tempes ne laissaient aucun doute. Ces liaisons neuronales étaient branchées directement sur le processeur de contrôle des avions de chasse ou de reconnaissance, laissant les mains libres pour l'utilisation des systèmes d'armement.
Apparament, c'était bien son contact. Elle ne savait de lui que son métier : ancien soldat, et son nom, Jack "Fool" Budsman. Mais il avait des informations à vendre. Des informations ultra-confidentielles, et surtout très sensibles : les preuves de la corruption quasi institutionnalisée du pouvoir politique, en fait les pantins fantôches des méga-corporations omnipotentes, mélange de maffia sicilienne et de zaïbatsu nippone...
Devant Laura, Jack "Fool" Budsman marqua un temps d'arrêt, comme s'il écoutait un lointain message ou une voie off. Il fixa la journaliste un long moment, et laissa tomber : "Un corrupteur vient d'être effacé ! Votre enquête va devenir de l'archéologie, si ça continue". Laura hésitait entre la répulsion, le dégoût ou la franche nausée. Si ce type avait eu un jour figure humaine, il n'en restait aucune trace aujourd'hui, que ce soit dans son corps ou dans son regard. Elle se sentait un peu dépassée, comme face à un androïde futuriste.
Jack tripotait sans cesse ses connexions neurales, pendant que son oeil droit tressautait en rythme ; toum...toum...tsii, toum...toum...tsii ! Son oeil gauche se cadra sur le visage de Laura : "une p'tite erreur de recâblage, ma prothèse occulaire droite est reliée à mon scanner radio". Laura avala difficilement sa salive, puis articula : "vous avez des infos à me vendre, je crois ? Des vraies infos sur les milieux d'affaires ?"
Jack repris un air plus sérieux : "Ouaip, des infos bien secrètes, du genre de celles qu'aiment les journalistes et le fisc !". Laura enchaîna rapidement : "Heu... comment pouvez-vous être au courant, vous ne me semblez pas très introduit dans les milieux financiers..."
"Vous fiez pas aux apparences", cracha Jack, "j'en sais plus sur vous que tous les services de polices réunis. Et même plus que vous même sans doutes...". Laura commençait à trouver la conversation pénible, mais elle savait qu'elle ne pourrait pas éviter d'aborder les sujets sensibles. Elle testa Jack : "Sur moi, vous ne connaissez rien, à part quelques informations publiques !".
Jack exhiba un énorme Smith & Wesson noir mat. Il releva le chien de l'arme et fixa Laura : "Ca, c'est ce que vous voulez croire, peut-être que ça vous rassure, mais je vais vous prouver que je ne suis pas un simple rigolo ! On va se redonner rendez-vous dans une semaine ici-même. En attendant, Ciao Bébé !" Jack pointa l'arme sur la tête de Laura, et appuya sur la détente. La jeune femme eut juste le temps d'apercevoir une flamme sortant du canon. Sa tête se désintégra dans une envolée d'os, de chair et de sang. Jack contempla le cadavre, et maugréa : "Encore une perte de temps, et pas moyen de faire autrement, hélas !"
* * *
Dans un des innombrables bureaux du quartier des affaires, Molok Dzerdine trépignait. Deux heures ! Deux heures à attendre un coup de viosiophone qui ne venait pas. Pourtant, le cas de la journaliste devrait être réglé. Son contact lui avait assuré que ses hommes étaient les meilleurs, et qu'il pouvait considérer Laura Graff comme étant déjà décédée. Et toujours rien ! Pas un mot, pas un appel.
Molok jouait gros sur ce coup-là. Il avait mis dans la balance son influence politico-financière, sa fortune et sa vie. Si cette garce obtenait, et diffusait, la moindre information sur ses affaires, il pouvait dire adieu à cette débauche de luxe qui était son quotidien. Il décida de se passer les nerfs en faisant un tour dans le Rezo, et plaqua les trodes dorées à l'or fin sur les prises neurales de son crâne.
Dzerdine plongea dans le grand tourbillon d'information pure, tout son esprit tendu vers l'immensité de l'espace virtuel du Rezo. Il s'orienta vers une image brillante, couleur d'or et de miel : la "tour" de la SpaceNet Bank dont il était directeur et principal actionnaire. Il s'apprêtait à entrer dans la grande forme de lumière, quand une lueur d'un rouge ultra-vif attira son regard vers la droite. Il eut le temps d'apercevoir un faucon noir stylisé dont les yeux émettaient l'étrange lumière rouge, avant de s'engloutir dans une innommable noirceur, dans le gouffre de néant où sa vie s'achevait, brutalement, sans préavis.
* * *
Laura reprit conscience dans son appartement. Elle s'extirpa de son cryo-bloc, un peu chancelante. Ce Jack "Fool" Budsman de malheur n'avait pas menti, il en savait sur elle plus que n'importe qui. Mais comment avait-il pu apprendre qu'elle était un "construct", une personnalité sauvegardée sur des biopuces qui contrôle à distance un corps synthétique (bien imité au demeurant) ?
Elle replaca dans la cuve un corps de rechange. Mais cette fois, elle allait mettre une "amazone" ; réflexes câblés, techniques de combats intégrées, plus deux ou trois modules de détection et de filature. La vie de construct avait un gros avantage, c'est qu'on pouvait se programmer le corps que l'on voulait ! Pour l'instant, il n'était pas possible de changer de sexe, mais ça viendrait sûrement... Les progrès sont toujours fulgurants dans ce domaine.
Elle enclencha la régénération et passa dans le salon. Un appel attendait sur son vidphone : Jack "Fool" Budsman avançait le rendez-vous au même endroit à demain matin. Elle vérifia la date ; trois jours qu'elle avait été "effacée" par Jack. Ses résurrections prenaient de plus en plus de temps. Elle passa un appel prioritaire au Professeur BlutGeld, pour lui signaler ces décalages. Puis elle se rendit chez Clara Iron. Clara était un phénomène humain intéressant, journaliste, terroriste occasionnelle, tête brûlée, et accessoirement meilleure amie de Laura.
Clara la reçut vêtue en tout et pour tout d'un bonnet de bain vert fluo. Laura lui fit une bise claquante sur la joue et alla s'affaler dans un fauteuil. Clara lui apporta un plateau chargé de d'une bouteille de vodka et d'un verre, ainsi que d'une assiette de pilules, sans doute des amphés. Laura déclina l'offre, laissant Clara se servir un phénoménal verre d'alcool russe. Dès que celle-ci eut avalée les trois quarts de son verre, en une seule gorgée, elle attaqua : "Ma chérie, je crois que j'ai mis le doigt sur un problème important" ; Clara finit son verre, puis répondit : "Tiens donc ? Je suis étonnée qu'une personne aussi casanière que toi puisse avoir le moindre problème grave...". Laura laissa apparaître un sourire malgré elle : "Ne te moque pas, je suis tombée sur une salle affaire. Mon contact m'a tiré une balle dans la tête à notre première rencontre, et me redonne rendez-vous aujourd'hui !".
Clara abandonna son air taquin, et reprit le ton grave, mais posé, que Laura était une des seules personnes à connaître : "Donc il est au courant. Mais je croyais que le nombre de gens sachant que tu étais en fait un construct se comptaient sur les doigts d'une main ?". Laura soupira : "Et bien, j'ai l'impression qu'on les compte maintenant sur les pieds d'un mille-pattes !". Clara s'absorba dans un silence pesant. Elle lança : "Bon, du calme ma chérie... d'abord contacter Blutgeld et lui demander qui, selon lui, peut être au courant. Ensuite, je vais aller faire un p'tit tour de Rezo, histoire de récolter quelques rumeurs sur toi et ton Jack Foolman". Laura précisa : "Jack FOOL Budsman...".
(A SUIVRE)
