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Chroniques du Rezo IV

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Published in 
CyberPunk
 · 9 months ago

Titre : Chroniques du Rezo IV
Auteur : Jean-Paul MARUEJOULS aka CyberMad
Date : 27/05/1995

Fin de Connaissance

Un de mes amis, grand accro du Rezo, m'a raconté une histoire des plus effarantes. Je n'y avais pas cru hier, mais aujourd'hui je sais qu'elle était vraie. C'était un monologue, qu'il avait reçu sur sa console d'interface, et qu'il avait suivi jusqu'au bout, en temps réel. Il l'a enregistré, et me l'a passé. Mais je croyais fortement à un canular, car l'émetteur n'avait pas de numéro d'identification, ce qui est impossible dans le Rezo. Et pour cause, n'y avait-il pas de numéro ! Mais voici ce monologue, à vous de juger si vous y auriez cru :

®Voilà déjà de nombreuses années que je cours sur les fils du Rezo. J'y ai passé la majeure partie de ma vie, et les rares instants où je n'ai pas été connecté ne valent même pas que je les évoque. Je ne sais pas quel est mon âge, ni même quel est mon lieu de naissance. J'ai dû le savoir, il y a longtemps, mais j'ai oublié. A vivre dans le Rezo, à se déplacer aussi vite que les électrons porteurs de messages binaires dans des canaux de cuivre et d'or, on en oublie la consistance du temps.

Je connais beaucoups de coins secrets du Rezo, des endroits dont on ne parle pas dans les pubs ou dans les rapports officiels. Il y a des gens qui sont connectés à la Grande Trame depuis si longtemps, et sans interruption, qu'ils ont oubliés la couleur du soleil et le goût du vent dans les prairies, au printemps. D'autres ont franchi le pas, et ont fait câbler leurs neurones à un des pires systèmes d'échange de données : le Radio-Modem. Ils sont en contact avec le Rezo sans la moindre seconde de répit, et c'est un sous- programme qui assure leur alimentation. Vous avez sans doute déjà croisé de ces crâmés de l'Interface, des ouvriers pour la plupart. Les transports urbains sont pleins de gens au regard absent, ou même parfois plongés dans un journal, si leur programme est assez perfectionné pour simuler la lecture.

Ils attendent leur rame sans rien voir, sans rien entendre. Ni le chanteur de rue qui massacre un air connu, ni les deux loubards qui lorgnent sur la jeune secrétaire apeurée, et se rapprochent d'elle. Les publicités sonores et rutilantes du hall de la gare s'affichent en vain, ils ne sont pas là. Pourtant ils ne ratent jamais leur train, et descendent toujours au bon arrêt, alors que dix secondes avant, ils étaient plongés dans un journal ou un livre, absorbés. Mais sous cet air gris et fatigué, leur esprit est à son plein rendement, chevauchant des flôts de données, assimilant des successions de lignes de code informatique en un éclair. Pendant que leur corps se décolore, se fond dans la grisaille de leur banlieue, disparaît petit à petit, leur esprit se pare des plus magnifiques chatoyances, et vole de niveaux en niveaux, arrachant au Rezo sa substance.

J'ai frayé avec ces cerveaux-lumière, les suivant dans les lieux virtuels où ils se complaisent. Pourtant, à chaque fois ces micro- univers sont un reflet de l'extérieur, mêmes bars louches et miteux, où ils viennent jouer leur parodie de vie. Leurs personnages sont aussi ternes qu'eux, mais ils semblent ne pas s'en apercevoir. Moi je ne suis pas comme eux. Je n'ai pas branché mon cerveau antérieur dans la sordide intention de recevoir des stimulis juste dans les synapses déglingés qui contrôlent les bas instincts. Seule la quête m'a conduit à les croiser. Oh, ne souriez pas de cet air entendu, en commençant à préparer vos répliques qui se veulent cinglantes mais ne sont que le résidu pas très propre de votre mal être. Je ne veux ni croiser Dieu, ni détenir un pouvoir futile sur mes contemporains. D'ailleurs, existe-t-il quelque chose de plus futile que d'imposer ses ordres à une masse de brebis vaguement pensantes ?

Moi, je cherche ce que tous vous avez, ce que le plus abruti d'entre vous connais par coeur, même si c'est la seule chose qu'il connaît. Je cherche qui je suis. Pas autre chose que mon nom. Oh vous allez vous détourner, en pensant ® Encore un illuminé de première, qui se perd dans ses pensées de philosophe mystique bidon, et qui croit qu'il est appelé à je ne sais quel destin ! ¯

Vous vous trompez. Je cherche mon identité, tout simplement. Ca fait plus de... voyons que je convertisse... douze ans ! Douze ans que j'écume les fichiers, publics ou privés, confidentiels ou ouverts. Je ne connais pas mon nom, et je ne sais pas où et quand je suis né. Pas de doux visage penché sur mon berceau avec une douceur toute maternelle. Pas de genou sur lequel je rebondis, avec la fermeté des bras d'un père pour me retenir. Je suis apparu dans le Rezo, et je cherche mon nom.

J'ai fouillé d'abord tous les fichiers bancaires, mais sans succès. Ou alors j'ai passé mon nom sans le reconnaître. Ensuite, je me suis introduit, non sans mal d'ailleurs, dans les fichiers de police, dans les registres des hôpitaux et des morgues, mais rien non plus. Je suis persuadé que si je croise mon nom dans un fichier, je saurais de suite que c'est le mien, mais peut-être s'agit-il d'un rêve pieu, que seule ma raison entretien pour ne pas laisser la place à la folie. En douze ans, tout ce que j'ai pu récolter, c'est l'aspect familier du nom d'une société. La KCID/Lincoln Compagnie. Ca fait plus d'un an que je cherche à forcer leurs défenses, mais sans résultat. j'ai pu m'infiltrer dans les premiers et deuxièmes niveaux à force de patience et de ruse, mais il n'y a là que des données presques publiques. Il y a aussi toute leur stratégie commerciale, mais elle n'a pour moi aucun intérêt. Pour en avoir beaucoup examinées, je sais que ces techniques de marketing allient un comportement fascisant et une apparence d'innocence sous le couvert de remplir un soi-disant besoin. De quel droit décrètent-ils que les femmes doivent être anémiques pour être belles, et que le sommet des aspirations humaines est de posséder une belle voiture avec toutes les options ? Et par quelle perversion de l'esprit acceptez-vous de vous plier à ces diktats ?

Non, ce que je cherche, c'est ce que fait cette société. J'ai bien trouvé quelques activités annexes, mais rien qui puisse m'éclairer sur moi. Deux ou trois cabinets de juristes, quelques bureaux d'études, une vingtaine d'unités de production, allant de l'emballage aux pièces d'équipement aéronautique, et quelques babioles de moindre importance, mais il y a une partie de l'édifice que je n'arrive pas à voir. J'ai même demandé à un Pirate professionnel de jeter un oeil pour moi, mais sans nom, pas de compte bancaire, donc pas de moyens de tranférer des fonds. Il a laissé tomber. Et je cherche toujours pourquoi cette compagnie m'attire, au point que je risque de m'en brûler les ailes, si un de leurs systèmes de surveillance me repère. Les papillons de mon espèce sont assez mal vus, dans ce coin du Rezo. Et puis, il y a une chose que je ne peux pas comprendre. Leurs fichiers publics, ceux consultables par le premier quidam venu, ne me sont pas accessibles. Ce n'est pas que je sois interdit d'accès, ou quelque chose de ce genre - c'est interdit par la loi et fortement puni, de dissimuler ses fichiers courants - mais je ne les trouve pas. Je me branche sur le sommaire, je sélectionne les fichiers, et je me retrouve à l'extérieur de leur base de données. Comme si il n'y avait rien derrière. Mais je sais qu'il y a quelque chose, car beaucoup de gens entrent dans la base, copient les données qui les intéressent et repartent, sans le moindre problème.

Dans un sous-menu du sommaire, il y a pourtant indiqué, sous la rubrique activités, ® Secteurs concernés : 19 ¯. Je n'ai accès qu'à onze de ces satanés secteurs, les huit qui me manquent me renvoyant à la porte, immanquablement. Je ne sais pas ce qui se passe. Ca fait plus de cent fois que je me heurte à ce phénomène, et toujours pas la moindre trace de solution. Je ne veux pas grand chose, juste mon nom. Et encore, ce n'est pas pour le simple plaisir de le connaître, ou pour de vagues raisons psychologiques, mais parce que je m'inquiète pour mon corps ! Douze ans que je ne suis pas revenu dans mon "karma", et je ne sais pas dans quel état se trouve mon enveloppe charnelle. D'ailleurs, je ne sais même pas si je suis un homme ou une femme. Pour ce que je me souviens, je pourrais avoir douze ans. Peut-on naître avec l'esprit dans le Rezo ? Est-ce une nouvelle forme de malformation ? Avant, les trisomiques ou les autistes venaient au monde avec la tête perdue dans un autre univers. Serait-ce mon cas ? Mais moi, au lieu de percevoir une pseudo-réalité personnelle (ou selon certaines théories, la vraie face de la réalité), je suis dans la Matrice. Et je sais que la Matrice existe, car je sais aussi à quoi ressemble le monde, avec ses usines, ses véhicules, le soleil, le ciel, les mégapoles, les campagnes, les transports en commun, les maladies et les fiches de paye. Donc je ne suis pas fou. Juste amnésique ! Mais quand viendra donc mon anamnèse, ma perte de l'oubli ? Quand me souviendrai-je de moi ?

Non, décidément, je n'y arrive pas. Douze ans que je cherche. Je ne sais pas comment j'ai pu tenir autant. C'est déjà bien, douze ans. Surtout que douze ans, ça fait plus de 378 millions de secondes. Et en un millième de seconde, je peux faire des quantités de choses. Non, je ne saurais jamais qui je suis, qui sont mes parents, mes enfants si j'en ai, qui je suis et d'où je viens. Ce doit être mon enfer personnel, pour une faute que j'ai dû commettre, mais à part un dieu vengeur et sadique, personne ne m'aurait condamné à une telle peine... et je ne crois pas en Dieu. Je suis las et j'abandonne. Inutile de me sortir le couplet sur le courage et la vertu, vous n'avez pas passé trente et un millions de secondes à chercher ! Vous n'avez pas la moindre idée de ce que fut ma tâche, à remplir ce tonneau des Danaïdes qu'est ma mémoire percée. Non, je vais en finir. C'est très facile ici, de mourir. Il suffit de se jeter tête la première dans les défenses automatiques d'une base de données à haut indice de sécurité, un système militaire par exemple, ou une banque des bahamas. Alors adieu, c'est la dernière fois que vous m'entendrez. Et si demain vous lisez qu'un fou s'est jeté sur les lignes de sécurité du complexe militaire des Etats-Unis, ne soyez pas surpris, vous saurez que c'est moi. Et si par hasard on donne mon nom, que l'un de vous prenne le temps d'aller prier, dans un temple, une église ou un coin de nature, et qu'il me disent quel est ce nom que j'ai tant cherché. Il y a une petite chance que j'entende votre prière, et si j'en ai le pouvoir, je vous donnerai trois voeux en échanges, comme dans les contes. Adieu... ¯

L'enregistrement s'arrête là. Je sais que c'est vrai. Inutile d'aller prier, ce serait en pure perte. Tous les journaux, tous les bulletins d'information ce sont faits l'écho de la nouvelle :

®KCID/Lincoln annonce qu'une de ses Intelligence Artificielle, un modèle ancien mais récemment amélioré, vient de se jeter sur les défenses automatiques de l'US Army. Cette IA venait juste d'être couplée à un Androïde de la dernière génération. On ignore encore les causes de ce disfonctionnement, et KCID/Lincoln se refuse à tout commentaire. Les experts se perdent en conjectures, et les différents spécialistes contactés se disent incapables de comprendre les raisons d'une telle erreur. Le code source du programme de l'IA est actuellement soumis aux études les plus poussées¯.


Jean-Paul MARUEJOULS
Montpellier,
27 mai 1995

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