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Chroniques du Rézo (3)

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Published in 
CyberPunk
 · 9 months ago

Titre : Chroniques du Rézo (3)
Auteur : JiPé "CyberMad" MARUEJOULS
Date : 16/02/1995

Les Convois de Souvenirs

Il hésite entre deux voies, complètement perdu. Son hésitation ne dépasse pas une nanoseconde, mais elle lui parait pourtant durer plusieurs heures. Il a eu le temps de se faire doubler par deux blocs énormes, qu'il n'a pu identifier. D'ailleurs, rien de ce qui l'entoure n'a le moindre sens pour lui. Il sait juste qu'il doit se déplacer, faute de quoi il mourra. Sans savoir pourquoi, par qui ou comment il serait tué, il sait que l'immobilité c'est la fin. Il se décide pour une des deux voies. Il aurait été incapable de dire si il était passé par en haut, par en bas, à gauche ou à droite. Ces notions n'ont plus aucun sens. Elles avaient dû signifier quelque chose, dans un lointain passé, mais en ce moment, impossible de les rattacher à quelque concept que ce soit.

Il profite du passage d'un long convoi de blocs pour s'accrocher derrière. Il file sur une des voies, qu'il nomme "gauche" parce qu'il faut bien lui donner un nom. Le gros bloc qui le précède a un comportement étrange. A chaque ramification qu'ils croisent, un bout plus ou moins important se détache, et fonce dans ces tunnels à peine entrevus. Jusqu'à cet instant, l'arrière du bloc ne semble pas touché par ces déviations intempestives. Il ne sait plus où il devait aller, ni comment y aller, mais il est certain d'une chose, il doit rester dans cette allée étrange, accroché à quelque chose de mal défini, vers un but inconnu mais salvateur.

Le flot sur lequel il est ballotté se calme lentement. La majeure partie de son espèce d'embarcation a disparu, avalée par les myriades de couloirs perpendiculaires. Il aperçoit la tête du convoi. Une dizaine d'embranchements de plus, et il se serait trouvé embarqué dans un de ces tunnels, vers un autre lieu, tout aussi inconnu, mais source d'un péril immense, même si il ne sait toujours pas quel est ce péril. Son moignon de convoi vient se ranger sur le pourtour d'une très vaste circonférence, plus le moindre mouvement ne l'agite. Pourtant, proches de lui, plusieurs masses filent à une vitesse sans doute proche de celle de la lumière. Il profite de cette halte pour essayer de se souvenir. Qui ou qu'est-ce qu'il est, que fait-il là, où est-il, dans un lieu ? Mais rien ici ne ressemble à un lieu. Qui est-il ? Un nom vague lui revient en mémoire, lentement, presque à regret : Andy. Il doit être Andy, alors... Son nom, c'est sûrement ce qui est le plus difficile à oublier, pourtant.

A ce moment là, un choc l'écrase contre le bloc auquel il est accroché. Il se crispe en attendant la douleur, mais rien ne vient. En se retournant, il aperçoit, alignés derrière lui, deux petits blocs, d'une couleur brillante qu'il n'a encore jamais vue. Voyant que ces objets étranges, si ce sont des objets, semblent bien décidés à ne plus bouger, il reporte son attention sur ses maigres souvenirs. Andy, Andy Lefranc ! C'est ça, il est identifié par ces deux noms. Andy est le plus usuel, celui dont il se rappelle le mieux, sûrement parce que c'est celui qu'il a le plus entendu. Il se triture les méninges pour deviner qui a bien pu être cet Andy, ce lui-même, avant de se retrouver dans cet espèce d'univers mal défini. Andy Lefranc, spéc... au moment où il va se souvenir d'un autre élément de son passé, son convoi reprend sa longue route, d'un coup sec, sans qu'il ressente la plus petite accélération, comme si il était passé du mouvement zéro au mouvement actuel d'un seul coup, sans étape intermédiaire.

Il décide d'observer les variations de lumière sur les masses qui le précèdent, de décoder cet incroyable imbroglio de signes ésotériques qui se succèdent à la surface de la file de bloc. Au bout d'un instant, il croit avoir repéré deux ou trois de ces séquences hallucinantes. Oui, voilà une chose de certaine ! Lorsque l'un des blocs du convoi va se détacher, sa surface est parcourue d'un clignotement noir et blanc. Encore que désigner ces effets par des noms de couleurs soit impropre. Il s'agit plutôt d'une rapide succession de variations d'intensité, et rien ne prouve que ce soit de la lumière. Mais il pourra toujours se préparer, lorsque son propre support aura des velléités de décrochage. Guettant avec soin les miroitements, il essaie à nouveau de réunir les fragments ténus de son passé. Andy Lefranc, spéc... spécial, spécialiste peut-être, mais ces termes ne lui disent pas grand chose. Un effort, il sent que le terme est à portée de main. Spécieux ? Non. Spécification, spécifié ? Peu probable. Spécimen... oui ! Spécimen est un terme qui lui est familier. Mais que peut bien signifier "spécimen" ?

A cet instant, son bloc clignote à son tour. Les couloirs ont succédé aux couloirs, et il a pu vérifier son hypothèse. Son radeau, ou quoi que ce soit d'autre, va se décrocher du convoi. Il faut absolument qu'il puisse s'en écarter, mais comment ? Le poids derrière lui est trop fort. Les deux petits fragments qui ferment la marche le pressent contre le reste du convoi. Il voit approcher la sortie fatidique, et déjà la cohésion entre le convoi et son support se fait plus lâche. Au moment ou le bloc est quasiment aspiré par la gueule béante du tunnel latéral, il se repousse en arrière, de toute sa force, ou plutôt de toute sa volonté, car rien de ce qu'il ressent n'a le moindre rapport avec l'excitation d'un quelconque muscle. Il voit la masse qui le précédait obliquer sur le côté, peut-être sa gauche, et disparaitre dans le conduit si dangereux pour lui. Il est alors aspiré au bloc qui précédait son radeau, et continue à filer dans la trajectoire principale, un peu surpris, mais à l'abri pour l'instant. Il lui semble que les deux fragments de queue ont relâché leur pression, pendant la fraction de seconde où le bloc tournait, pour juste après aller le coller au train infernal qui continue, sans avoir ralenti.

Tout en observant les miroitements du convoi, il reprend sa réflexion. Il a déjà trois mots : Andy, Lefranc, Spécimen. Mais impossible de rattacher le troisième terme aux deux premiers. Ses blocs abordent une autre de ces grandes esplanades aux trains bien alignés sur le bord. Le sien ne semble pas vouloir s'arrêter cette fois. Au moment où il abaisse son attention, il ressent une forte traction qui le décolle presque du bloc devant lui. Il serre les doigts - mais ce ne sont sans doute pas des doigts qu'il a - pour se maintenir, et y arrive de justesse. En se retournant, il voit non plus deux mais cinq fragments derrière lui. C'est leur brutal arrimage au convoi qui a provoqué ce tiraillement soudain. Ils ont maintenant pris leur place, et renforcent sa cohésion avec la longue chaine qui s'étend devant lui. Apparemment, il vaudrait mieux faire attention aux traversées de ces "gares", il y a parfois des passagers qui montent à bord. Il profite du calme revenu pour continuer ses recherches.

Andy Lefranc, spécimen, et... brise-glace ! Encore un nouveau mot à rajouter à son désordre. Mais là, il lui est impossible de trouver le moindre embryon de lien avec les autres dont il s'est déjà souvenu. Alors qu'il se concentre sur ce nouveau terme, un pan entier de mémoire lui revient. Système, connexion, temps de pistage, charriot de queue, banque. Des mots affluent, sans qu'il puisse en augmenter ou en diminuer le débit. Il en oublie la plus grande partie. A un moment, un mot-clé lui apparait, mais le scintillement caractéristique d'un bloc devant lui le ramène à sa surveillance. La masse se détache, deux ou trois positions plus avant, et vient se ranger dans une niche qui borde le couloir. Encore un nouveau danger, ces niches ! Il ne faut surtout pas qu'il échoue là-dedans.

Andy ! Maintenant il le sait, il s'appelle Andy Lefranc. Il voit, ou croit voir, un visage d'une trentaine d'années, brun, une légère moustache, des yeux bleus pâles. Lui. Ce visage est trop familier pour que ce soit quelqu'un d'autre que lui, Andy. Il en arrive là de ses réflexions quand une nouvelle esplanade-gare se profile. Il raffermit sa prise sur le bloc devant lui, au cas où de nouveaux fragments viendraient s'enchainer derrière les cinq qu'il trimballe déjà. Il essaie toujours de trouver une ligne directrice satisfaisante. Un nouveau flot de mots l'assaille, manquant lui faire lâcher prise. Il arrive à pêcher deux ou trois idées dans ce tourbillon : 5 rue Merrit, sub-niveau 7, Parispolis II, 9 janvier 2017. Son adresse et une date. Il se souviens d'un appartement, à peine un studio, avec des meubles modulables encastrés. Quant à la date, le 9 janvier est son anniversaire. D'autres mots viennent s'échouer dans son esprit, mais il n'en retient qu'une très infime partie, tels que sécurité, Logon, fichiers secrets. Mais pas moyen de trouver le point commun. En contrôlant les blocs derrière lui, il voit une dizaine de fragments agglutinés à sa suite.

Bizarre, tout de même. Chaque fois que ces fragments viennent s'accrocher à lui, il se rappelle d'autres éléments. Peut-être que le choc déclenche chez lui des neuro-transmetteurs, ou que ces bouts de machin indéfinissable sont sa mémoire... Tout peut être envisagé, dans cette folie de tunnels et de gares étranges. Au loin, il aperçoit une immense bâtisse, ou du moins quelque chose qui a la forme d'un entrepôt, large et gris. En s'approchant, son convoi ralentit, pour laisser passer d'autres trains de blocs. Une large esplanade permet d'arriver à une série de vingt-cinq tunnels, quinze en bas et quatorze en haut. Chaque bloc passe dans le "bâtiment" et ressort de l'autre côté, avant d'entrer dans l'un des tunnels. Plusieurs convois passent dans les deux sens, seuls ceux qui entrent semblant contrôlés. Son propre train est maintenant immobilisé. En se retournant, il voit derrière lui que d'autres groupes de blocs se sont accolés. Il lui est impossible de se désengager de la file, qui attend de passer par la "douane", la pression est trop forte.

Son convoi s'avance jusqu'à l'entrée de la bâtisse. Il aperçoit à l'intérieur un train qui est démonté, bloc par bloc. Certains sont aiguillés vers une grille très brillante. En la touchant, ils se désagrègent, disparus à jamais. Andy a comme un doute, une inquiétude diffuse le gagne. Il regarde les blocs sélectionnés pour la herse. Ce sont tous des fragments comme ceux qui se sont accolés à lui, ses propres fragments de mémoire. Son train glisse dans un sifflement sous les dômes gris de la "douane". Il se sent aspiré sur le côté, et il a beau essayer de s'accrocher au train, rien à faire. Andy va s'empiler parmi les fragments de sa mémoire, avec ces autres fragments attrapés pendant le trajet. Et Andy se souvient ! De tout, du pourquoi et du comment et de sa présence dans ce lieu étrange, il sait surtout où il est... mais c'est trop tard ! Il s'est coagulé à la masse des fragments, ne faisant plus qu'un. Il approche de la herse, vite, très vite, trop vite ! Andy Lefranc veut hurler, mais il vient de toucher la grille, et même le souvenir d'avoir eu l'idée de crier s'estompe dans le néant. Il n'est plus. Sa mémoire et lui ont été effacés, définitivement.

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| n°685 TECHNOLOGIE Magazine 10/01/2017 |Û
| (le Progrès à la portée de tous) |Û
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| Un "BRISE-GLACE" intercepté |Û
| |Û
| Hier, les services de LEGAMAX ont publié un communiqué indiquant |Û
| qu'ils venaient d'intercepter ®un nouveau système visant à infiltrer |Û
| les programmes informatiques et les banques de données¯. Ces petits |Û
| programmes, automatiques ou dirigés par un opérateur, font des |Û
| ravages depuis les débuts de l'informatique. Malgré les prouesses |Û
| technologiques dont font preuve les ingénieurs, leurs systèmes de |Û
| sécurité (la GLACE) sont régulièrement mis en échec par ces vraies |Û
| bombes logicielles (les BRISE-GLACE). |Û
| |Û
| Un correspondant de la LEGAMAX, qui a tenu à conserver l'anonymat, |Û
| nous a indiqué que cette nouvelle variété de brise-glace utilisait |Û
| une technique de pointe, dite du "WAGON DE QUEUE". Un bout de |Û
| programme vient se coller à la suite d'un flot de donnée, et passe à |Û
| peu près inaperçu. Les autres blocs de données viennent s'accrocher |Û
| à sa suite, et il devient difficilement repérable. Toutefois, face à |Û
| un système automatique, les défenses sont quasiment imperméables. |Û
| Les vrais problèmes se posent lorsque le brise-glace est dirigé par |Û
| un opérateur (NETRUNNER), interfacé par le biais du Réseau. Il est |Û
| alors à ce jour quasiment impossible de l'arrêter, à moins de |Û
| remonter jusqu'à la source, et d'éliminer le NetRunner. Toujours |Û
| selon notre informateur, c'est la procédure qui a été suivie par les |Û
| commandos de la LEGAMAX. Le programme portait le nom de Spécimen, |Û
| apprend-on de source officielle. Son temps de pistage, qui peut |Û
| paraitre infime pour un non-initié, a battu tous les records de |Û
| connexion. Même les fichiers secrets des corporations et des |Û
| gouvernements ne sont pas à l'abri face à de telles intrusions. |Û
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| avril 2017 La revue de Neuro-Connectique 3ème Série |Û
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| Le syndrome du "TRAIT-PLAT" |Û
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| Le professeur Jacubowski, du San Remo Neuro-Hospital, vient de |Û
| publier dans le très sérieux "NeuroCyber Bulletin" le résultat de 20 |Û
| ans de recherches sur les disfonctionnements neuro-corticaux des |Û
| personnes interfacées au Net (le Réseau). Un des chapitres est plus |Û
| spécialement consacré aux ®accidents par feed back mémoriel¯. Dans |Û
| le grand public, ce symptôme est appelé "SYNDROME DU TRAIT PLAT". En |Û
| résumé : lorsqu'un NetRunner est confronté à une surcharge |Û
| électronique, due le plus souvent à un système de protection hyper |Û
| évolué (Glace Noire), les zones de liaison entre les électrodes et |Û
| les synapses grillent, provoquant une destruction du cerveau. Mais, |Û
| dans certains cas, le professeur Jacubowski a pu noter un phénomène |Û
| de sauvegarde, dont il n'a à ce jour que peu d'informations. Selon |Û
| lui, le contenu de la mémoire du NetRunner arrive à se reproduire |Û
| dans les puces de la console qui lui sert à se connecter. Lors du |Û
| décès physique de l'opérateur, et sous certaines conditions que l'on |Û
| n'a pas pu encore identifier, le contenu de cette mémoire hybride se |Û
| lance dans le Rezo, gardant tous les souvenirs et les arcs- réflexes |Û
| de la personne. Celle-ci devient alors un programme à part entière |Û
| ("CONSTRUCT"). |Û
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| Mais, lors du déplacement des données, les différents modules sont |Û
| éparpillés, et certains sont effacés, "écrasés" par les blocs de |Û
| données qui circulent sur les lignes. Lorsque le construct échappe à |Û
| l'écrasement, il lui reste à se regrouper, en parcourant le réseau |Û
| et les divers "espaces perdus" où se seront réfugiées les données |Û
| qui le composent. Selon le professeur Jacubowski, un construct peut |Û
| vivre indéfiniment dans la matrice, du moins en théorie. En |Û
| pratique, l'écrasement successif de petits blocs de données conduit |Û
| à la dissolution complète. Il nous a également cité les systèmes de |Û
| protection des grosses corporations, qui utilisent des "HERSES". Ce |Û
| sont des "barrières" qui testent chaque bloc de donnée un à un, |Û
| effaçant tout ce qui ne correspond pas à un schéma pré-établi. A |Û
| l'origine conçu pour éliminer les blocs de données altérés ou |Û
| incomplet, ce système est la bête noire des constructs. |Û
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| N.K.T News, journal télévisé du 9 janvier 2017, 20h45 |Û
| |Û
| ®Une explosion d'origine indéterminée, mais sûrement à caractère |Û
| criminel, a détruit 4 appartements du sub-niveau 7 de Parispolis II. |Û
| Les parois du dôme Fuller n'ont pas été atteintes. On a découvert 3 |Û
| morts et 7 blessés dans les décombres, les recherches continuent. |Û
| LEGAMAX dément toute implication...¯. |Û
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Jean-Paul MARUEJOULS
Montpellier, février 1995

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